C'était huit jours après la mort du dictateur. Le 29 octobre 2011, alors que le corps de Mouammar Kadhafi venait d'être porté en terre, dans les rues de Tripoli en fête, Annick Cojean, grand reporter au Monde, envoyée dans la capitale libyenne pour évaluer le rôle des femmes durant la révolution, faisait la connaissance d'une jeune femme de 22 ans, Soraya. Ce que celle-ci lui confessa alors, bravant la honte et le chagrin, dévoila le dernier secret, peut-être le plus terrifiant, du tyran.
Soraya avait 15 ans lorsqu'elle rencontra Kadhafi dans la cour de son école, pavoisée pour accueillir le "Guide" comme il convient. Ce fut ce jour-là que son enfance, et d'une certaine façon sa vie, s'acheva. Enlevée et enrôlée de force par les sbires du régime dans un invraisemblable bataillon d'esclaves sexuelles où des amazones illuminées côtoient des "gouvernantes" ukrainiennes et de pauvres filles égarées par la dope et l'argent, elle sera systématiquement violée, battue, forcée à consommer de l'alcool et de la cocaïne. Le colonel Kadhafi, archange de la révolution "verte", se révèle un satyre dément, un érotomane et un bourreau d'une cruauté inouïe à cent lieues de sa volonté initialement revendiquée de moderniser le statut de la femme arabe ou de son image de pieux croisé.
L'article qu'écrivit, suite à cette rencontre, Annick Cojean, fit grand bruit. A n'en pas douter, il en ira de même avec Les proies, terrifiant livre-enquête où la journaliste repart sur les traces de Soraya, arpente à nouveau son histoire, avant de mener une enquête plus générale, et non moins glaçante, sur ce "système d'esclaves sexuelles", ces enfants massacrées que Kadhafi appelait ses "filles". Elle y montre toute la détresse, la solitude et la peur de ces filles, victimes non seulement de leur dictateur, mais aussi d'une société, qui considère leur déshonneur comme le sien. Et c'est ainsi que, s'ils les retrouvent jamais, les pères, les mères, les familles ne veulent plus rien savoir de ces filles souillées. Chacun savait et tout le monde s'est tu. Dans chaque rue de Libye ou dans chaque chancellerie occidentale. La raison d'Etat, lorsqu'elle s'applique à des Etats sans raison, est une ignominie.