Dans L’empoisonneuse, son précédent roman graphique réalisé avec Peer Meter (Actes Sud-L’An 2, 2010), Barbara Yelin faisait ressortir à partir du cas singulier et tragique de "l’ange de Brême" l’inconscient torturé et les angoisses de la société allemande du début du XIXe siècle. Avec Irmina, situé pour l’essentiel pendant la période nazie et inspiré d’une histoire vraie sur laquelle elle a préalablement enquêté, la jeune dessinatrice allemande met en œuvre une démarche inverse : elle explore les états d’âme de son héroïne, tels qu’ils sont percutés par les démons d’une époque.
Au début des années 1930, Irmina, jeune femme indépendante et ambitieuse, quitte Stuttgart pour suivre à Londres une formation de secrétaire-dactylographe bilingue. Alors qu’Hitler prend le pouvoir en Allemagne, elle sympathise avec Howard, un brillant étudiant noir originaire de la Barbade, titulaire d’une bourse d’étude à Oxford. Elle est confrontée aux manifestations de racisme dont il est victime, et s’en insurge. Mais leur liaison est rapidement interrompue : avec l’installation de la domination nazie en Allemagne, Irmina est de moins en moins la bienvenue en Angleterre, et sa famille ne parvient plus à subvenir à ses besoins. La jeune femme rentre en Allemagne. Fixée à Berlin, elle travaille dans l’administration du ministère de la Défense. Choquée par le climat hystérique et les persécutions antisémites, Irmina espère obtenir une mutation au consulat de Londres et y retrouver Howard. Mais lorsque sa demande est rejetée, son aspiration à la réussite et à l’intégration prend le pas sur ses positions intègres. Elle épouse un SS dont elle a un enfant et finit par perdre l’essentiel de son libre arbitre. Elle se fond dans l’esprit ambiant, se renie sans pour autant en tirer bénéfice alors que la contre-offensive des Alliés rend la vie sous Hitler de plus en plus difficile.
Avec une belle agilité graphique, insérant de larges compositions dans ses successions de plans serrés qui cadrent les regards et les gestes, soignant les sons - le crépitement des machines à écrire, le grondement des chars, la sonnerie du téléphone, le grésillement de la radio, le claquement du couteau tranchant un saucisson -, Barbara Yelin restitue à merveille les dilemmes et la mélancolie croissante d’Irmina. Sans oublier l’épilogue tardif : dans les années 1980, son chemin croisera à nouveau celui d’Howard. Il est devenu, lui, gouverneur général à la Barbade. Fabrice Piault