Un homme cherche un chauffeur. On lui a retiré son permis car il conduisait en état d’ivresse. Comme c’est un acteur connu, la police n’a pas ébruité l’affaire. Quoi qu’il en soit, il faut bien qu’il se rende à ses spectacles. Une jeune femme, très bonne conductrice, selon la compagnie qui l’emploie, se présente pour prendre le volant. Elle a 24 ans, l’âge que sa fille aurait eu si elle n’avait pas décédé trois jours après sa naissance. La fille qu’il avait eue avec sa femme, une actrice comme lui, et morte aussi. Ainsi s’ouvre avec une histoire de disparition le nouvel ouvrage d’Haruki Murakami, un recueil de sept nouvelles au titre parlant, Des hommes sans femmes. Tout tient dans le "sans".
L’auteur japonais retourne à la forme courte et revient là d’où il n’est jamais véritablement parti : ce grand trou du manque, marqué par le deuil de l’être aimé, du premier amour, de l’amour tout court. "Il est très facile de devenir des hommes sans femmes. On a juste besoin d’aimer profondément une femme et que celle-ci disparaisse ensuite. En général (comme vous le savez), elles auront astucieusement été emmenées par de robustes marins. […] Nous ne pouvons presque rien faire face à cela. Il arrive aussi que les marins n’y soient pour rien, et qu’elles se suppriment volontairement. Face à cela aussi, nous sommes impuissants. Et les marins également."
Le narrateur de la nouvelle-titre a été réveillé par un coup de fil en pleine nuit : un homme se présentant comme son mari lui annonce la mort de M. M. s’est suicidée, la troisième femme que le narrateur a aimée et qui s’est donné la mort. M. a été son grand amour de jeunesse. Ils s’étaient connus à 14 ans, en cours de sciences naturelles, elle était d’une beauté à vous couper le souffle, il lui avait prêté une gomme. Pourquoi le veuf l’avait-il appelé ? M. lui avait-elle révélé des détails de leur intimité ? M. disait que son sexe était beau, absurde, c’était il y a si longtemps… La mélancolie, comme toujours chez l’auteur des Chroniques de l’oiseau à ressort, est doublée de mystère. Ces questions sans réponse sont aussi lancinantes que les mélodies qui traversent la prose de ce grand fan de jazz et de pop rock. Une des nouvelles du recueil s’intitule "Yesterday" en hommage à la chanson des Beatles. L’un de ses personnages l’a traduite dans le dialecte du Kansai, la région centrale du Japon. Dans "Shéhérazade", c’est une intrigante figure féminine qui nourrit un homme captif de sa solitude, tel un naufragé sur une île déserte.
La banalité d’une situation n’est que le masque quotidien de la faille. Dans "Drive my car", la première histoire susmentionnée, l’acteur en deuil de son épouse comédienne avec laquelle il formait un couple mythique révèle à sa chauffeure que sa femme le trompait avec beaucoup d’hommes rencontrés sur les tournages. Notamment : ce second rôle plus jeune. Le narrateur fraîchement endeuillé avait alors essayé de le rencontrer et de feindre l’amitié afin de déceler chez lui un point faible qu’il eût pu utiliser pour le blesser.
Tout le génie de Murakami est de dire la vérité sans asséner aucune morale, mine de rien, au détour d’une conversation : "Il y aura les applaudissements, dit l’acteur, le rideau retombera. J’aurai été quelqu’un d’autre, je reviendrai moi-même. Mais on ne revient jamais exactement à ce qu’on était auparavant."
Sean J. Rose