C’est une histoire vraie et fausse à la fois. La vraie, c’est celle du père franciscain Herman Leo Van Breda qui a sorti clandestinement les manuscrits inédits de Husserl de l’Allemagne nazie. La fausse, c’est tout ce qui n’est pas vrai, tous les personnages ajoutés dans Le sauvetage pour faire plus vrai, pour lui donner une ambiance de film noir avec un sfumato métaphysique.
Il faut dire que l’année 1938 est sombre: Anschluss, Munich, Nuit de cristal. Pas de quoi pavoiser. C’est pourtant ce moment-là que choisit le père Leo Van Breda pour se rendre au domicile d’Edmund Husserl, à Fribourg-en-Brisgau. Le père de la phénoménologie vient de mourir et l’étudiant à l’Institut supérieur de philosophie de l’université de Louvain veut consulter ses archives pour sa thèse sur la "réduction phénoménologique".
L’auteur des Méditations cartésiennes n’est pas en odeur de sainteté dans un pays qui l’a radié du corps professoral en application des lois antisémites. Malvina Husserl est inquiète pour l’œuvre de son mari. Aussi montre-t-elle à Van Breda des cartons: 40 000 pages sténographiées par le maître. Cinquante ans de recherches à décrypter.
Le franciscain "aux yeux de braise et à l’allure de gitan", qui lit des polars et fume des Belga, parvient à convaincre la veuve de mettre en sûreté ce trésor intellectuel dans son institut. Il lui faut pour cela trois grosses valises, l’accord de sa direction, l’aide de l’ambassade de Belgique à Berlin et semer l’homme qui le suit.
Bruce Bégout déroule cette affaire avec beaucoup de verve. On croise Heidegger "gras comme un garçon boucher", l’élève de Husserl qui a choisi le nazisme et pris la place de son maître. Avec "sa bouille de paysan, sa moustache rigolote et son béret", il règne désormais sur les étudiantes. On fait aussi connaissance avec un professeur de philosophie qui ressemble à Malraux, un gestapiste aussi bête que son chien et un chat étique qui a adopté la cellule du moine héroïque.
Car c’est bien cela le sujet. Il s’agit de sauver "un infime fragment de la culture universelle" dans une époque de barbarie. Voilà pourquoi les héros discrets sont si fascinants. On les remarque à peine. Ils se fondent dans le quotidien comme nos regrets. Cela tombe bien, Bruce Bégout est un spécialiste du quotidien. Ce philosophe (université Bordeaux Montaigne) lui a consacré plusieurs livres (Lieu commun, Allia, 2003, Suburbia, Inculte, 2013), des nouvelles (L’accumulation primitive de la noirceur, Allia, 2014), des fragments (Zeropolis, Allia, 2002) ou des carnets de voyage (L’éblouissement des bords de route, Verticales, 2004).
Dans Le sauvetage, il réussit à raconter l’histoire de la fondation des Archives Husserl comme un polar avec des saillies à la Simenon lorsqu’il évoque l’encyclique Mit brennender Sorge qui déplut tant aux nazis: "pour une fois Pie XI avait eu des couilles". Il parsème aussi son récit de considérations plus élevées comme cette définition de la vie, "cette traversée furtive du visible". Mine de rien, Bruce Bégout a peut-être inventé une nouvelle forme: le phénoménoroman. Laurent Lemire