Mercredi 10 avril, lorsque Editis a annoncé le départ de Leonello Brandolini, P-DG de Robert Laffont, le groupe n’a pas indiqué qui allait lui succéder à la tête de la maison d’édition de littérature générale, qui rassemble aussi Julliard, Nil et Seghers. Leonello Brandolini partira le 30 juin prochain, et c’est Alain Kouck, P-DG d’Editis, qui assurera en plus la présidence des éditions Robert Laffont (voir p. 41). Difficulté à trouver un successeur à ce dirigeant en poste depuis quatorze ans, ou volonté de réorganisation à l’intérieur du groupe ? Quelle qu’en soit la raison, le signe ne trompe pas : recruter un patron de maison de littérature générale est un défi. « C’est très compliqué, confirme Dominique Caloni, directeur des ressources humaines du groupe La Martinière-Le Seuil. Les éditeurs de littérature générale sont des personnalités fortes qu’il n’est pas facile de remplacer. Mais il faut bien trouver. A ce niveau d’engagement, on mise sur l’expérience, et le choix est assez restreint. Quand on parvient à identifier deux ou trois personnes, c’est déjà pas mal. » Car, résume Danielle Hubert, chasseuse de têtes dans l’édition depuis vingt-cinq ans et fondatrice du cabinet DH Conseils, « diriger une maison, cela demande d’être éditeur et manager, rigoureux et très créatif, et d’être un oiseau de jour et un oiseau de nuit, car il faut sortir pour renouveler le portefeuille d’auteurs, trouver des idées nouvelles… ». Autant dire que l’oiseau est difficile à dénicher et que les groupes se trouvent parfois dépourvus quand il s’agit de remplacer un éditeur qui se confondait avec la maison d’édition qu’il dirigeait. Jusqu’à son décès le 25 mars dernier, Jean-Marc Roberts incarnait Stock. Hachette Livre, propriétaire de la maison, n’avait pas encore nommé son successeur au moment où nous mettons sous presse.
Pénurie.
A ce poste, les relations avec les auteurs, la capacité à les découvrir, à les attirer et à les garder auprès d’eux sont primordiales. Tout comme l’est la capacité à diriger une entreprise et à manager des équipes. «Il y a pénurie de ce profil-là, estime Marie-Annick Flambard-Guy, chasseuse de têtes au sein du cabinet Amrop. C’est une des faiblesses de la nature humaine générée par l’exercice du pouvoir : personne n’a plaisir à admettre qu’un jour il va falloir passer la main et qu’il faut préparer sa succession. Il est extrêmement rare qu’un grand patron charismatique et très reconnu prépare sa succession. Et c’est valable dans tous les secteurs. » Ainsi Claude Durand régnait-il en maître chez Fayard, et lorsqu’il a fallu lui trouver un successeur, le groupe Hachette a confié les rênes de la maison à Olivier Nora, déjà P-DG de Grasset, qui cumule depuis les deux postes (voir p. 14). Chez Albin Michel, Francis Esménard, héritier du fondateur, a récemment nommé Guillaume Dervieux à la direction générale, mais c’est toujours lui qui, avec Richard Ducousset, tire les ficelles de la littérature. Il affirmait même récemment dans Livres Hebdo : «Avec Richard et moi, qu’est-ce que vous voulez de mieux ? » (1).
Dans le microcosme qu’est l’édition, tout le monde se connaît à ce niveau de responsabilité, et on a vite fait de repérer les compétences et les performances des uns et des autres. D’où des débauchages, suivis de jeux de chaises musicales… C’est ainsi qu’en 2005 Rizzoli, alors actionnaire de Flammarion, avait débauché Teresa Cremisi qui était numéro deux de Gallimard. En 2011, Gallimard est allé chercher Béatrice Duval aux Presses de la Cité pour lui confier la direction de sa filiale Denoël après le départ d’Olivier Rubinstein. Pour succéder à Henry Dougier à la tête d’Autrement en 2011, Gilles Haéri, directeur général de Flammarion (propriétaire de la maison) a appelé Emmanuelle Vial, alors directrice de Points, filiale poche du Seuil et directrice de Seuil policiers. «Nous avions commencé ensemble dans l’édition il y a quinze ans avec Gilles Haéri, rappelle Emmanuelle Vial. Nous étions dans la pépinière "jeunes cadres" du groupe CEP Communication. »
L’ADN éditeur.
Connaissances et réseaux professionnels sont donc primordiaux dans le milieu éditorial, qui fait moins appel aujourd’hui directement à des cabinets de recrutement, mais a recours à leur expertise pour confirmer des choix, surtout quand les enjeux financiers sont importants. « Il n’y a pas énormément de mouvement, souligne Danielle Hubert. Quand on me donne des noms, on retombe toujours un peu sur les mêmes personnes. Et on peut rarement se permettre de faire appel à des gens hors de l’édition, sauf pour des secteurs spécifiques comme l’informatique ou le pratique. » Il est en effet extrêmement rare qu’un patron de maison littéraire vienne d’une tout autre planète. Et si l’on recrute en dehors, c’est pour des fonctions d’organisation de l’entreprise, comme Alexandre de Palmas, tout nouveau directeur général de Madrigall (la holding qui contrôle les groupes Gallimard et Flammarion), énarque venu du Groupe Clear Channel et de Casino Développement. «Dans d’autres secteurs d’activité, on voit tous les jours un dirigeant de l’hôtellerie passer dans les télécom, et s’adapter très rapidement. Dans l’édition, ce n’est pas possible, constate Dominique Caloni, DRH de La Martinière-Le Seuil. L’ADN éditeur est très important. Vous ne pouvez pas mettre un contrôleur de gestion à la tête d’une maison d’édition de littérature générale. Un patron, c’est forcément un éditeur, mais qui doit avoir une expérience de management. » Publier ne suffit pas, il faut aussi diriger la maison. « Lorsque l’on pense à promouvoir un directeur éditorial à un poste de direction générale, on bute très vite sur la question de l’encadrement, explique Danielle Hubert. Un très bon directeur éditorial encadre au maximum quinze personnes, alors qu’un directeur général va souvent avoir une centaine de personnes sous ses ordres. » Aujourd’hui, ces exigences se doublent d’une nouvelle donne : «Il faut des gens qui aient une vision stratégique, et qui aient la capacité à comprendre les enjeux du numérique, à voir le numérique comme un levier de développement. Ceux qui le voient comme un mal nécessaire n’ont aucune chance de réussir », tranche Marie-Annick Flambard-Guy.
Pour autant, pas besoin d’être un spécialiste de toutes ces questions. «Un grand patron, c’est celui qui sait déléguer et bien s’entourer, rappelle Dominique Caloni. Il est indispensable de comprendre ces éléments techniques ou de gestion, mais le P-DG n’est pas là pour les élaborer. » En poste depuis huit ans, le DRH a l’expérience du recrutement de plusieurs patrons du Seuil. Après le tandem Pascal Flamand-Olivier Cohen, qui n’a pas fonctionné, puis la transition avec Denis Jeambar, auteur Seuil et ancien patron de L’Express, finalement, « pour prendre la responsabilité du Seuil, on a établi avec Hervé de La Martinière une espèce de short list. Olivier Bétourné présentait beaucoup d’avantages : il connaissait bien la maison, avait eu de hautes responsabilités chez Fayard et Albin Michel… »
La relève.
« Dans l’édition, deux critères m’ont beaucoup frappée, note Marie-Annick Flambard-Guy. La fidélité, l’ancienneté des dirigeants dans les maisons, et l’âge relativement élevé des cadres dirigeants, beaucoup plus que dans la presse. » C’est bien là que le bât blesse : le renouvellement des dirigeants et l’émergence d’une nouvelle génération à qui il faut donner sa chance pour qu’elle se forge une expérience sont pourtant cruciaux pour l’avenir du secteur. «Il ne faut pas non plus caricaturer, tempère Dominique Caloni. Nous sommes en train de former une génération de quadragénaires qui s’inscrivent sur le court-moyen terme dans les pas d’éditeurs plus âgés avec lesquels nous travaillons encore. Quand vous avez des responsables qui ont 65 ans, vous faites malgré tout courir un petit risque à l’entreprise… D’abord, il ne faut pas perdre de vue que personne n’est éternel. Et il faut prévoir la relève, ce qui ne se fait pas sur six mois. » Lui se dit «pas du tout inquiet sur la pénurie de talents. J’ai confiance dans la génération des plus jeunes. Ce qui est difficile, c’est de trouver la bonne pièce pour la mettre au bon endroit. Mais ça existe ! » <
(1) LH 938 du 25.1.2013, p. 37.
Vincent Barbare, préposé au rapprochement
Chez Editis, c’est aussi en interne que les dirigeants du groupe ont finalement trouvé le successeur d’Olivier Orban à la tête de Plon-Perrin-Presses de la Renaissance. Depuis novembre dernier, Vincent Barbare en est le P-DG, cumulant la fonction avec celle de P-DG de First-Gründ-Livres du dragon d’or, qu’il occupait déjà. Sa nomination préfigurait un rapprochement entre ces entités au sein d’Editis. Contacté par Livres Hebdo, Vincent Barbare estime qu’il est « trop tôt pour communiquer. Une organisation sera mise en place, le processus est en cours, mais rien ne sera définitif avant la fin de juin. Aujourd’hui, je partage mon temps entre les deux maisons, physiquement, géographiquement et intellectuellement ». Un nouveau pôle hétéroclite, mêlant littérature générale, pratique, livre illustré et jeunesse, est bien en train de se dessiner dans le groupe, où existe déjà Place des éditeurs qui rassemble, sous l’égide de Jean Arcache, Presses de la Cité, Omnibus, Solar, Belfond, Hors Collection, Le Pré aux clercs, Acropole, Lonely Planet, Hemma et Langue au chat.
A 51 ans, Vincent Barbare, qui a débuté sa carrière comme consultant chez Arthur Andersen après une maîtrise de sciences économiques et le diplôme de l’Institut d’études politiques de Paris, a un profil de chef d’entreprise et de manager. Entré chez First en 1997, il en est devenu le P-DG en 2005. Editis a ajouté Gründ dans son escarcelle en 2008, après le départ à la retraite d’Alain Gründ, qui avait vendu l’entreprise familiale au groupe. <
Des héritiers aux managers
Les concentrations des années 1970-1980 ont orienté le recrutement des patrons de maisons littéraires vers des profils qui rassurent les actionnaires.
Les vrais héritiers sont devenus rares dans l’édition, alors qu’ils étaient la règle jusque dans les années 1970. Aujourd’hui, on recrute des éditeurs qui sont aussi managers. « Les groupes sont de plus en plus exigeants vis-à-vis de leurs dirigeants en termes de résultats. On leur donne des objectifs ambitieux car les groupes ont besoin de dégager des résultats positifs. Quand les maisons sont rachetées à prix d’or, il faut les rentabiliser, et quand on espère les revendre, il faut les valoriser », explique l’historien de l’édition Pascal Fouché, qui voit dans ce phénomène «l’effet induit des grandes concentrations des années 1970-1980 ». « Historiquement, explique-t-il, il n’y avait pas beaucoup de problèmes de succession ou de recrutement avant ces années-là. Soit les maisons disparaissaient, soit elles étaient vendues et absorbées. Au début du XXe siècle, quand on achetait une maison, on rachetait son catalogue et elle disparaissait dans la maison qui l’absorbait. C’est comme ça qu’a procédé Hachette, avec Hetzel, ou que Ollendorff a été racheté par Albin Michel… Mais depuis les concentrations des années 1970-1980, quand on rachète des marques, on veut continuer à les faire vivre par elles-mêmes. Et c’est pour ça qu’il faut qu’elles soient dirigées. »
Il reste toutefois de grandes figures dans l’édition qui ont hérité de la maison familiale : Antoine Gallimard, Francis Esménard chez Albin Michel, Irène Lindon chez Minuit, Françoise Nyssen chez Actes Sud… Mais « la transmission des entreprises dans un cercle familial est moins évidente qu’avant, notamment pour les petites et moyennes structures, analyse Bertrand Legendre, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-13 et auteur de plusieurs ouvrages sur l’édition. Les enfants n’ont pas envie de reprendre la charge de travail, la situation financière délicate, et il y a aussi un phénomène de saturation face au côté invasif du travail éditorial qui peut saturer le cercle proche. Aujourd’hui, revendre, céder apparaissent comme des solutions. Autant le faire à un moment qui ne soit pas un contexte d’urgence… »
Durée.
« Pour pouvoir être transmise, explique Pascal Fouché , il faut qu’une maison ait tenu suffisamment longtemps. Et il est vrai que le contexte est moins favorable à la durée. Maintenant, les fondateurs des maisons en perdent le contrôle avant même de songer à leur remplacement, comme P.O.L (Gallimard), Métailié (La Martinière-Le Seuil), ou encore Thierry Magnier, Le Rouergue. Ils n’auront plus à se poser eux-mêmes le problème de la succession. C’est le groupe qui aura à choisir. »
Aujourd’hui, qui sont les dirigeants des maisons de littérature générale ? A côté des héritiers ou des fondateurs qui restent aux commandes (Au Diable vauvert, Gaïa, Viviane Hamy, Le Dilettante, L’Olivier, Liana Levi, Métailié, P.O.L…), «les patrons se répartissent entre trois pôles, selon Bertrand Legendre. Les profils à dominante littéraire, avec l’écrivain qui devient patron, comme c’était le cas de Jean-Marc Roberts chez Stock. C’est celui d’Yves Pagès chez Verticales. Un autre profil est plus éditorial, comme Emmanuelle Vial chez Autrement, et comme beaucoup de numéros deux (Manuel Carcassonne chez Grasset, Françoise Chaffanel chez XO, Manon Lenoir chez Textuel…). Enfin, il y a les profils plus managériaux d’Olivier Nora chez Grasset et Fayard, et d’Olivier Bétourné au Seuil : ce sont des profils extrêmement riches en termes de culture, de réseaux intellectuels et médiatiques, avec une dimension internationale et une force de travail qui fait leur réputation. Ce sont aussi des stratèges, avec un esprit de décision et de management très affirmé. Mais des hommes de culture avec cette dimension de manager, il n’y en a pas beaucoup. » <