Dans la saga que la presse allemande consacre aux rebondissements du conflit entre Amazon, Hachette et le groupe Bonnier, le Tolino ferait presque figure de note de bas de page. Pourtant, lors de son lancement au printemps 2013 par les trois plus grandes chaînes de librairies allemandes - Thalia, Hugendubel et Weltbild, en partenariat avec Deutsche Telekom et le club de livres de Bertelsmann -, la liseuse "made in Germany" était à la pointe du combat. Le P-DG de la chaîne de librairies Thalia, Michael Busch, l’annonçait fièrement : l’Allemagne est "le seul pays où les librairies physiques ont tenu tête avec succès au distributeur de livres Amazon". "L’idée consistait à rassembler nos compétences et à développer une vraie force de frappe, revendique Eva Großkinsky, porte-parole de Weltbild. Tolino est la sympathique marque allemande, synonyme de disponibilité immédiate et de simplicité d’utilisation."
35 % des ventes d’ebooks
Un an et demi après, le bilan est en demi-teinte. Certes, dans un marché du téléchargement en hausse, le Tolino est parvenu à tailler des croupières à Amazon. "Selon les derniers chiffres GFK, pour le quatrième trimestre 2013, le Tolino a atteint une part de marché de 35 % sur les ventes de livres numériques", précise Lisa Machnig, porte-parole de Deutsche Telekom. "Celle-ci se répartit ainsi : 17 % pour Thalia et Buch.de [portail de vente en ligne de la chaîne, NDLR], 14 % pour Weltbild, 3 % pour Hugendubel, et 1 % pour Club.de." L’enracinement de la liseuse dans le paysage éditorial outre-Rhin s’inscrit dans une progression continue du livre numérique : selon une étude de la Fédération des libraires allemands publiée en juin 2014 et consacrée à ce marché en 2013, les ventes de livres numériques sur le marché ont augmenté de 60 % pour atteindre les 21,5 millions d’exemplaires.
Une situation précaire
Avec 1,2 million de références, son système d’exploitation fonctionnant sur Android, son absence de DRM et une capacité de stockage de 25 Go dans le cloud de Deutsche Telekom, la liseuse Tolino peut revendiquer de vrais atouts. Au point de s’attaquer au marché belge, puisqu’elle est désormais en vente dans les librairies Standaard Boekhandel. Des mises à jour ont permis à la liseuse d’améliorer les performances, en demi-teinte en comparaison de celles du Kindle, du Tolino Shine, premier modèle lancé par l’alliance. Son successeur, le Tolino Vision, est sorti en mai, mais son impact sur les ventes est encore impossible à évaluer.
Reste que la stabilité du Tolino à long terme est tout sauf assurée, eu égard aux turbulences que traversent plusieurs de ses principaux acteurs (voir encadré page 28).
La stratégie d’un front commun contre Amazon a fonctionné, mais à quel prix ? "Avec le Tolino, ses fondateurs sont parvenus à gagner des parts de marché, estime Johannes Haupt, rédacteur en chef du site spécialisé Lesen.net. Mais parce qu’il est très gourmand en capitaux, ce projet a certainement joué dans les difficultés que connaissent actuellement les partenaires du Tolino, comme Weltbild ou Hugendubel."
En outre, la perte de surface commerciale qui va de pair avec les fermetures de librairies grève encore davantage la visibilité de la liseuse : selon un consultant, bon connaisseur du secteur, qui veut rester anonyme, "la réduction de leurs espaces de vente en dur représente une partie du problème". Il ajoute : "Ils ne peuvent plus atteindre autant de clients qu’ils le voudraient. C’est important pour Thalia ou Weltbild que le Tolino soit sur place, en magasin."
Sans les indépendantes
La partie se joue pour l’instant à l’écart des librairies indépendantes, puisque les discussions menées avec leur repré-sentant, le MVB (le bras économique du Börsenverein), ont échoué. "Chacun des partenaires du Tolino a mis sur la table des sommes à six voire sept chiffres", explique le consultant. Il poursuit : "Pourquoi devrait-on autoriser des concurrents directs qui passent leur journée à dire du mal de Weltbild et de Thalia à entrer dans cette alliance, sans être obligés d’avancer des sommes égales en contrepartie ?" Autant de facteurs qui font du Tolino un "écosystème", comme aiment à le décrire ses créateurs, encore fragile. d
G. B., à Berlin