Que faire dire au silence ? Surtout si ce silence est celui d’une mère ? Albert Camus en a tiré une œuvre littéraire, pour ne pas mourir de la vérité, pour faire surgir à la fois ce qu’il était et ce qu’il n’était plus. L’auteur de La peste va donc être constamment rappelé à ce quelque chose d’essentiel. Un quelque chose intimement lié à la justice et à la justesse du ton. C’est cette piste fructueuse qu’explore Paul Audi dans cet essai inspiré où il montre combien la philosophie s’enchevêtre intimement avec la littérature quand elle cherche à exprimer un peu plus qu’elle-même.
Paul Audi travaille l’œuvre de Camus comme on dit d’un artisan qu’il travaille un objet, sur le motif. « Tu es la tâche », disait Kafka dans son Journal. Le philosophe s’empare de la formule et révèle combien Camus est la matière de son œuvre et un peu plus que cela aussi. Né en 1963, Paul Audi est l’auteur de nombreux ouvrages qui traitent pour la plupart des relations entre l’éthique et l’esthétique. Il s’est aussi penché sur le cas de Rousseau (Une philosophie de l’âme, « Verdier poche », 2008) et sur L’affaire Nietzsche (à paraître aussi le 12 septembre).
Cette fois, il arpente le territoire compliqué de ce Camus solaire et silencieux qui veut échapper à ce qu’il est tout en restant fidèle à lui-même. Sartre au fond l’avait bien compris. Avec toute la mauvaise fois dont il était capable, il avait traité Camus de bourgeois sans savoir qu’il ouvrait une blessure ancienne, une meurtrissure algérienne chez ce fils d’une femme de ménage illettrée. Mais Sartre fut aussi celui qui avait si bien compris Camus après sa mort en dévoilant qu’il était cet homme qui avait besoin de sortir du silence.
Mais pourquoi ? Pour témoigner, pour dire « je ne suis pas celui que vous croyez que je suis devenu », pour rester celui qui reste inspiré par une « pensée de midi », une pensée brûlante comme son soleil algérois, dérangeante aussi.
Paul Audi explique que Camus a réalisé que parler répare et sépare à la fois. En rompant le silence, l’auteur de La chute s’expose. L’Homme révolté se montre surtout un homme vulnérable, soumis aux sarcasmes du petit groupe des Temps modernes. Camus témoigne pour ne pas avoir à juger, alors que Sartre fait l’inverse. En réalité, Camus veut en finir avec le jugement des hommes pour ne plus subir celui qu’on lui porte. Paul Audi développe ses intuitions dans la seconde partie de son ouvrage, dans une sorte de dialogue avec lui-même, délaissant un peu l’auteur de L’étranger pour Nietzsche, Günther Anders et quelques autres. Voilà une magnifique conversation avec une œuvre qui nous console des polémiques sur l’exposition à Aix-en-Provence. Pour le centenaire de la naissance de l’écrivain (7 novembre 1913), on ne pouvait imaginer plus bel hommage. Oui, comme Sisyphe, il faut imaginer Camus heureux…
Laurent Lemire