En 1934, alors que les pires dictatures sévissent en Europe - en particulier en Italie, son pays d’origine, qui restera toujours cher à son cœur - et ailleurs, et que la guerre mondiale menace, Lanza del Vasto (1901-1981) note dans son journal: "Gandhi et l’Inde sont le salut du monde, il n’y a pas d’autre issue à l’abomination du siècle." Un acte d’adhésion à un homme, et à sa "doctrine", l’ahimsa, la non-violence absolue, bien difficile à tenir mais qui fera ses preuves: dès 1937, le Congrès, le parti du Mahatma, forme son premier gouvernement. Dix ans après, les Anglais partis, l’Inde accède enfin à son indépendance. Del Vasto s’intéressait depuis longtemps à Gandhi, découvert grâce à sa biographie, la première en français, due à Romain Rolland (Mâhâtma Gandhi, Stock, 1924, rééditée en 2016 aux Equateurs).
Mais, en 1934, Giuseppe Luigi Enrico Lanza di Trabia-Branciforte, de son vrai nom, descendant d’une famille princière de Sicile, n’était encore qu’un vieil enfant gâté, un dandy gyrovague et frivole, un touche-à-tout velléitaire, mystique, philosophe, poète, romancier, peintre… Il était allé d’échec en échec et n’avait rien "produit", si ce n’est Le bonheur des tristes, écrit à quatre mains avec ce malheureux Luc Dietrich, voyou, camé, gigolo, qu’il avait pris sous son aile. Le roman, publié par Denoël en 1935 sous le seul nom de Dietrich (l’auteur maudit étant jugé par l’éditeur plus "vendeur"), obtiendra d’ailleurs un joli succès.
Il faudra la guerre contre l’Abyssinie, où les soldats de Mussolini se conduiront comme des barbares, pour que Lanza del Vasto, scandalisé, meurtri, concrétise toutes ses aspirations pacifistes et parte pour l’Inde, via Ceylan, en 1937. Enfin, le 29 janvier, dans son ashram de Shegaon, près de Wardha, il rencontre Gandhi, devient "indien" sous le nom de Shantidas, "le serviteur de paix". Un éblouissement. Il demeurera auprès du Mahatma plusieurs mois, jusqu’à cette nuit du 16 juin où il a une apparition, une révélation, "une épiphanie", écrit Frédéric Richaud. Plutôt que de finir sa vie en Inde, une voix lui enjoint: "Rentre et fonde".
C’est là que s’arrête le présent récit, et c’est bien dommage. Le lecteur reste frustré de la seconde partie de la vie de Lanza del Vasto, la plus étonnante. De retour en France, il fonde la communauté de l’Arche, qui eut son heure de gloire dans les années 1970 quand le patriarche, le gourou, multipliait les interventions pour la paix, contre le nucléaire ou les missiles du Larzac, manifestant, priant et jeûnant, à la façon du Mahatma. "Je le vois", "je l’imagine", écrit Richaud, qui n’a pas pu avoir, hélas, accès à ses archives. Peut-être pour un deuxième volume?
Jean-Claude Perrier