François Truffaut avait été touché par cette histoire et il nous avait ému en l’adaptant au cinéma en 1969. Il interprétait lui-même le rôle du médecin qui s’emploie à aider cet enfant malheureux. Car c’est en effet moins le progrès de la civilisation que le réalisateur mettait en scène que l’enfance malheureuse et sa foi en l’éducation pour la combattre. Cette vision humaniste, inspirée des travaux du docteur Itard, ne correspond pas tout à fait à la réalité historique.
Jean-Luc Chappey le démontre dans son étude fouillée. L’enfant sauvage capturé à l’été 1799 dans le village de Lacaune, entre Rodez et Narbonne, est une construction mentale, mais surtout politique. Certes, il y eut bien un enfant marginal qui vivait grâce au soutien des habitants. Mais pourquoi "sauvage" ? Parce qu’il fallait montrer dans la continuité de l’esprit des Lumières que le progrès pouvait le rendre à la civilisation.
Contre le grand aliéniste Pinel qui ne voit en Victor qu’un "idiot" incurable, Itard se fait le devoir de l’éduquer. L’époque consulaire est politiquement trouble. Elle marque le passage de la Révolution à l’Empire. Le rétablissement de l’esclavage en 1802 ruine la vision civilisatrice de 1789. Les hommes ne sont plus tous frères. Certains sont moins égaux que d’autres, et les "sauvages" appartiennent à cette catégorie de gens qu’il faut mettre à l’écart.
Jean-Luc Chappey relate les débats qui eurent lieu sur cette question de "l’enfant sauvage". Ils sont passionnants. On y voit s’affronter ceux qui espèrent et ceux qui n’y croient plus. En 1807, Itard renonce à sa mission pédagogique. Victor change de statut. L’objet de pédagogie devient objet de philanthropie. En 1811, l’enfant devenu grand est confié à une gouvernante chargée de le nourrir, de le surveiller et de l’entretenir hors de l’institution des sourds-muets qui l’accueillait jusqu’alors. Il meurt en 1828 et son corps est jeté dans une fosse commune.
Cette bouleversante enquête écorne la légende, mais elle n’en est pas moins significative. Spécialiste de la Révolution française et de l’histoire des sciences, Jean-Luc Chappey (université Paris-1 Panthéon-Sorbonne) combine les deux disciplines du savant et du politique pour montrer la place du "sauvage", centrale au siècle des Lumières, nourrie par la pensée de Rousseau et de l’Encyclopédie. On idéalise ce "sauvage" que l’on pense éloigné de la corruption de la civilisation. La Révolution reprend cette vision en y ajoutant l’idée que l’on peut tout améliorer. Pour l’Empire, au contraire, la perfection, c’est la gloire de la nation, et tout ce qui la corrompt doit être éloigné.
Jean-Luc Chappey montre brillamment que c’est bien plus que le destin d’un enfant qui se joue dans ce drame. A travers cette histoire se déploie une vision de l’anthropologie, donc de l’homme, qui s’élabore dans les officines et se diffuse dans les discours. Victor apparaît alors comme le témoin silencieux des questions philosophiques et politiques qui changent, tout comme change le regard que l’on porte sur lui. Il interroge un idéal républicain qui doit encore nous parler aujourd’hui. Laurent Lemire