22 janvier > Essai Etats-Unis

Dans La République de Platon, les poètes sont chassés hors de sa cité idéale. Les œuvres de l’imagination corrompent le citoyen en le détournant de la Vérité. C’est "le différend qui existe de longue date entre la philosophie et l’art des poètes". Le nouveau livre de la philosophe américaine Martha C. Nussbaum y revient en essayant de résoudre l’antagonisme. Poetic justice, traduit aux éditions Climats par L’art d’être juste, aurait pu avoir pour titre "Ethique de la poésie", car il s’agit bien, dans cet essai de 1995 inspiré des conférences données à la Law School de l’Université de Chicago où la penseuse de "la fragilité du Bien" avait enseigné, d’exposer les ressources éthiques de la fiction. Le poète, selon la formule de Walt Whitman, est "l’arbitre du divers", l’écrivain par ses histoires s’immisce dans les vies et sonde les cœurs. Tout autant, voire mieux que la théorie, le roman rend compte de la complexité du réel, d’une vérité sans doute moins univoque. Ainsi Un enfant du pays de Richard Wright, paru en 1940, participa-t-il à la réflexion sur la condition des Afro-Américains et fit-il évoluer le débat sur la ségrégation raciale aux Etats-Unis. La fantaisie en fiction est facteur de démocratie.

Pour étayer sa thèse, Martha Nussbaum prend pour matériau Temps difficiles de Dickens. Dans ce court roman social, le maître d’école Gradgrind incarne le pragmatique qui exige "les faits, rien que les faits". Quand il demande en classe de définir un cheval, il entend qu’on lui donne une définition réduisant l’animal à sa nomenclature de mammifère herbivore alors que Sissy Jupe, enfant de la balle élevée dans un cirque, ne comprend goutte à cette conception. Contre Adam Smith, le père du capitalisme, Dickens oppose une autre vision : humaine, empathique, moins systématique, qui ne confond pas le qualitatif (l’être, la subjectivité du ressenti) avec la simple logique comptable (l’avoir, l’objectivité des faits). A vrai dire, même Smith, note Nussbaum, accorde à la littérature la vertu de susciter chez le lecteur, devenu à travers sa lecture "spectateur impartial", un point de vue moral rationnel, "un paradigme de rationalité publique". Dans le système juridique anglo-américain, la common law, droit jurisprudentiel où les jugements sont rendus à partir de précédents, il est important de juger à l’aune de l’homme dans son contexte. Pour ce faire, les sentiments induits par la littérature, loin de nuire au raisonnement logique, peuvent aider à se faire une opinion. S. J. R.

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