« Prenez garde aux voix qui insinuent le doute et l'incroyance dans les esprits. Prenez garde à tous ceux qui tentent de vous convaincre qu'il vous faut trouver la vérité par vous-mêmes. La vérité est bien trop immense pour qu'un faible mortel puisse la saisir », clame un prédicateur dans le roman Des milliards de tapis de cheveux, de l'Allemand Andreas Eschbach (L'Atalante, 1999).
Cet extrait touche en profondeur ce qui s’est joué lors du 70e congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), qui a rassemblé plus de 800 participants (contre 700 l’année dernière) à Montreuil, sans compter les entrées pour accéder gratuitement aux stands commerciaux. Une bonne fréquentation qui s’explique par la centralité géographique de Paris, mais aussi le stimulant thème de cette année : l’esprit critique.
Indifférence contemporaine à la vérité
Stimulant, car complexe : trop d’esprit critique tue l’esprit critique, comme l’illustre la figure du complotiste, qui à force de se défier de toute parole d’autorité, n'accorde plus de crédit à la rationalité scientifique. « La vérité est devenue secondaire, il n’est plus nécessaire que les faits informent les opinions ; les certitudes se diluent », introduit en conférence la philosophe Myriam Revault D’Allonnes, autrice de La Faiblesse du vrai (Seuil), qui explique cet affaissement de la faculté de juger par le règne de l’immédiateté — alors que la réflexion demande du temps. Alors que faire ? La philosophe se dit démunie et atterrée. Les bibliothécaires y réfléchiront tout au long du congrès sous la forme d’ateliers concrets, deux fois plus nombreux qu’habituellement.

« Quel rôle joue-t-on auprès des citoyens, comment organiser des débats, et que répondre à un élu qui nous dit "vous ne pouvez pas tenir cette rencontre, c’est trop politique" ? Car tout est politique ! », s’enthousiasme une bibliothécaire souhaitant rester anonyme, le sujet étant sensible. « A-t-on le droit d’être en désaccord avec son directeur ?», provoque pour sa part le chef de la médiathèque départementale des Ardennes Jean-Rémi François.
Devoir de réserve, neutralité et pluralisme
Dans un questionnaire rempli en amont du congrès par plus de 200 bibliothécaires, la grande majorité se dit prête à « désobéir » plutôt qu’à quitter son poste, notamment en cas d’ingérence d’un élu, ou contre le pass sanitaire.
Mais, et le devoir de réserve ? « On observe une mauvaise compréhension du devoir de réserve,et les élus ou les tutelles administratives en profitent, avertit dans une table ronde Julien, l’un des deux bibliothécaires auteurs du podcast Deux connards dans un bibliobus. La règle principale, c’est la liberté d’expression, qu’il faut doser. Vous pouvez par exemple vous présenter à des élections dans la liste opposée à votre maire », rappelle-t-il.
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Quant au devoir de neutralité, il suppose de ne pas favoriser tel ou tel usager. Ce qui recoupe le pluralisme des collections : toutes les opinions doivent être représentées en bibliothèque. Toutes ? C’est là que le débat s’enflamme.

Débat autour de Valeurs actuelles
« La limite au pluralisme, c'est l’intolérance : quand un livre ne tolère pas l’identité de chacun, nie les droits culturels (inscrits dans la loi !), encourage la persécution », table le second podcasteur Quentin, donnant l’exemple du journal d’opinion Valeurs actuelles — classé à l’extrême droite par le sociologue des médias Rémy Rieffel .
Une bibliothécaire de Nantes demande la parole : « Il est dangereux de retirer des ouvrages qui ne correspondent pas à nos idées personnelles. On doit rester humbles, faire place au doute. On me demande de retirer Bastien Vivès, et je refuse. Faut-il garder Tintin au Congo ? », interpelle-t-elle dans une salve des applaudissements.
Tintin au Congo ? « On est tous d’accord pour dire que son propos est raciste », reprend Quentin, qui s’en servirait non comme livre divertissant mais comme support éducatif pour un débat critique. « Mais dans les faits, quel accompagnement proposent les bibliothèques ? On fantasme un travail de médiation qu’on ne fait pas ». Applaudissements.
Jusqu'où tolérer l'intolérance (d'un auteur... ou d'un bibliothécaire) ?

Le lendemain, l’assemblée tiraillée interroge la bibliothécaire d’école américaine Amanda Jones : « Dans ma bibliothèque, je n’aurai pas de livre raciste ou homophobe, qui portent atteinte à qui que ce soit. Mais dans une bibliothèque de lecture publique, c’est différent : c’est un lieu politique, où on doit trouver des livres informatifs, même si on ne les aime pas », tranche celle qui raconte les tentatives de censure d’ouvrages mentionnant la communauté LGBT ou le racisme dans un documentaire visible sur Arte, « Une bibliothécaire contre la censure ».
Sam Helmick, qui deviendra présidente de l’Association des bibliothèques américaines (ALA) en juillet, complète : « Il y a une différence entre mettre à disposition un livre et encourager son contenu. Ce qui rend notre travail complexe ! ». Et passionnant. Comme le remarquera un bibliothécaire : « Enfin du débat entre nous ! » La barre est haute pour le congrès 2026, qui se tiendra à Rennes.