Univers Poche lance 12/21, une marque dédiée à l'édition numérique. Trois semaines avant, Hachette Livre a pris la peine de faire savoir par un communiqué ce que Gallimard ou encore Flammarion avaient démarré, en 2011, discrètement et sur une moindre échelle : le prix d'un livre numérique serait désormais aligné sur celui du poche lorsque ce dernier est disponible. De quoi répondre aux critiques impatientes formulées sur des blogs depuis les débuts du numérique en France (voir p. 16) à propos de cette tarification paradoxale : alors que le coût de revient d'un ebook est encore plus bas que celui d'un poche, le premier restait en moyenne deux fois plus cher que le second. La décision de ces groupes apparaît comme la première étape d'une adaptation aux attentes des lecteurs convertis au numérique, à l'avant-garde d'un effet de substitution presque naturel. Rien ne ressemble plus à une page poche qu'un écran de liseuse, qui exalte les qualités reconnues au petit format : pas d'encombrement et réduction de l'objet à sa seule fonction de support de lecture. Si, comme le groupe Hachette en a fait le choix, cet alignement des prix se fait en plus sous la marque des éditeurs d'origine que sont Calmann-Lévy, Grasset, Fayard, Lattès, Stock, etc., leurs confrères du poche peuvent avoir le sentiment qu'on leur retire le tapis sous les pieds.
"On me parle de la concurrence du numérique depuis que je suis au Livre de poche. Nous sommes effectivement dans une période de mutation, mais je ne vois pas de modification totale des habitudes de lecture, ou alors le mouvement prendra des années, temporise Cécile Boyer-Runge, qui dirige la filiale poche du groupe Hachette Livre depuis 2004. Le prix est un facteur important de décision, mais ce n'est pas le seul. Et même sur ce critère, le poche reste aujourd'hui la meilleure solution d'édition grand public à bas prix. »
Pas encore d'effet prix
De fait, il est encore bien trop tôt pour voir un quelconque effet de baisse des prix. Aucun ebook de Grasset ou Fayard à 6 ou 7 euros n'a soudainement émergé dans les tableaux des 50 ou 100 premiers titres que donnent Amazon, Apple, Fnac.com ou Kobo. Cette semaine, il y a bien quelques Folio numériques (Sur la route, L'étranger), mais ces classiques contemporains bénéficient plus de l'attrait de leur nouveauté sur les ebookstores et d'une actualité favorable que d'un effet prix. Et Gallimard n'a pas l'intention de précipiter le développement de son offre. "Pour le fonds, nous poursuivrons ces rééditions numériques en fonction des priorités commerciales et des négociations avec les auteurs ou les ayants droit. Au début de l'année, lors de la sortie au cinéma de J. Edgar, nous avons ainsi republié en ebook La malédiction d'Edgar, la biographie de Hoover par Marc Dugain qui était sortie en 2005 dans la "Blanche" et en 2006 en Folio. L'oeuvre de Steinbeck, très prescrite dans le scolaire, sera prête pour la rentrée. Et, pour les nouveautés, nous baisserons la version numérique au niveau du poche lors de la sortie en Folio", explique Eric Marbeau, chargé de la diffusion numérique. Pour le moment, la maison propose un peu plus d'une centaine de Folio numériques, sur 1 200 fichiers ePub ou PDF sous son nom.
Tout le monde est bien conscient que la baisse des prix favorisera le développement du marché numérique, mais surtout au bénéfice des revendeurs les mieux installés : le trio Amazon, Apple et Kobo/Fnac (dans l'ordre alphabétique) profitera de cette croissance à hauteur de sa part de marché actuelle, soit 75 à 80 % des ventes selon les estimations concordantes des éditeurs. Les maisons indépendantes qui fournissent les groupes en droits poche avancent donc prudemment pour ne pas déstabiliser le réseau des librairies physiques, alors qu'elles pourraient être tentées de faire du "poche numérique", comme certaines entretiennent déjà leur propre collection petit format en version papier. "Dans le numérique, il n'y aurait plus de coûts de fabrication, de stockage, de risque d'exploitation", reconnaît Patrick Gambache, directeur général de Points. Filiale du Seuil, l'éditeur passe par la maison mère pour alimenter son catalogue, mais aussi par de nombreux indépendants, qui se révèlent peu désireux de bousculer les équilibres actuels.
"Les prix de nos ebooks ne descendent pas au-dessous de 9,99 euros, soit deux à trois euros de plus que le poche, avec lequel nous ne souhaitons pas entrer en concurrence. Et il s'agit en général des titres les plus anciens de notre catalogue, repris en poche depuis longtemps", déclare François Verdoux, directeur de Sonatine, très bien installé sur le marché du polar, un des rayons favoris des lecteurs numériques, avec la SF et le sentimental. Viviane Hamy, qui vient tout juste de republier 39 titres de son catalogue en ePub, a appliqué le même tarif, ce qui lui valu quelques remarques acerbes sur Internet (voir ci-dessous). "Ce prix de 9,99 euros est un bon compromis pour accompagner le marché numérique sans le devancer", estime Maylis Vauterin, responsable des cessions de droits et de l'offre numérique chez l'éditrice de Fred Vargas (chez J'ai lu en poche, à 6,50 euros en moyenne). Versilio, l'éditeur purement numérique lancé par Susanna Lea, l'agente littéraire de Marc Levy, se montre tout aussi mesuré dans sa politique tarifaire. "Nous savons que la librairie est dans une situation qui n'est pas simple, il faut la soutenir", explique Léonard Anthony, associé dans Versilio. Les titres de Marc Levy disponibles chez Pocket sont à 9,99 euros chez Versilio, un prix fixé en concertation avec les acteurs concernés.
Albin Michel, grand pourvoyeur de best-sellers au Livre de poche, dont il détient aussi 40 % du capital, baissera les prix de ses livres numériques, mais sans les aligner sur ceux du petit format. "A compter du 1er juillet, nos livres numériques disponibles en poche, quel que soit l'éditeur, seront vendus entre 9 et 10 euros, soit environ 20 % au-dessus de la version papier", annonce Alexis Esménard, directeur du développement numérique.
La demande des internautes
Le Dilettante, éditeur d'Anna Gavalda (chez J'ai lu en poche), qui vient de mettre en vente ses premiers ebooks à 50 % du prix papier d'origine, se montre plus déterminé dans sa politique tarifaire. "Le livre numérique à moitié prix du grand format est un message adressé aux internautes. Nous souhaitons ensuite aligner son prix sur celui du poche, mais nous verrons au cas par cas, en concertation avec les éditeurs de poche concernés", nuance Claude Tarrène, directeur commercial de la maison. On peut déjà prévoir que tout se jouera autour de l'à-valoir. "Si un titre a un potentiel de 300 000 exemplaires en poche, on ne pourra pas verser l'à-valoir correspondant à l'éditeur titulaire des droits, dont la tarification numérique détournerait une part importante des ventes attendues", anticipe Patrick Gambache.
Il y a aussi une question de cohérence de politique de prix sur une même marque, plus délicate à manipuler dans un univers dématérialisé. "Folio porte naturellement les ventes de titres à petit prix, quel que soit leur support, alors qu'il serait troublant de voir des ebooks au prix du poche mais sous la couverture de la "Blanche"", indique Eric Marbeau. Flammarion est dans une démarche proche pour sa collection de poche "Champs", spécialisée dans les sciences humaines, et pour GF, celle des classiques prescrits. "Nous avons fixé les prix des livres numériques issus de ces deux collections à des prix très bas, entre 2,99 et 4,99 euros. Pour la littérature et les titres qui viennent de l'édition grand format, nous en restons aujourd'hui à un différentiel de - 30 %, soit 14,99 euros en général, explique Thierry Capot, responsable du développement numérique. Nous adapterons les tarifs de nos ebooks, mais nous ne les vendrons pas au prix poche sous la couverture d'origine. Nous lancerons une nouvelle collection, ou ces titres passeront sous la marque J'ai lu", filiale de Flammarion.
Tous les groupes s'interrogent ainsi sur l'opportunité de faire de leur marque poche l'expression d'une exploitation à bas prix, indépendamment du support, mais aucun n'a réglé la question, sauf Gallimard, en raison de son organisation très intégrée.