La bibliothèque a un rôle énorme dans la société d’aujourd’hui. Quel autre lieu offre mieux qu’elle l’accès à la citoyenneté, la possibilité de débattre ? Il est indispensable qu’elle rejoigne les préoccupations des gens, qu’elle leur serve d’outil pour cheminer vers le travail, pour maîtriser le numérique… » Mohamed Bouali, 47 ans et père de quatre enfants, dirige avec un enthousiasme contagieux la médiathèque de L’Ile-Saint-Denis, projet phare de la ville qui va ouvrir ses portes à la fin de l’année (1). « Je veux aller le plus loin possible dans cette future médiathèque-école des arts. Tout est encore à inventer autour du livre, de la musique, de la danse, des questions citoyennes… Nous allons appeler le public à en débattre avec nous. »
Rien n’est jamais figé pour Mohamed Bouali, né dans un bidonville de Chelles où ses parents algériens s’étaient réfugiés dans les années 1970. Déjà, à cette époque, il fallait s’adapter, inventer. « Lorsque nos parents ont quitté le bidonville pour la cité des 3000 d’Aulnay, j’avais six ans et je me souviens de mes pleurs devant les murs de béton. Au moins dans le bidonville, nous étions en famille, avec les cousins, les amis, c’était l’entraide, la chaleur. » Attiré par les livres et la littérature - son père lisait, décortiquait la presse, parlait en français à la maison -, il découvre la bibliothèque d’Aulnay, grâce aux médiateurs qui viennent lire des histoires au pied des tours. « On avait un peu peur de rentrer dans la bibliothèque : je me souviens d’une femme à lunettes assise derrière la banque de prêt qui nous chassait à la moindre bêtise. Mais petit à petit, je me suis familiarisé et même j’ai senti ce lieu comme un cocon où je pouvais échanger avec les “Blancs?, les Jean-Paul et les François… C’étaient des camarades d’école avec qui je ne parlais qu’à la bibliothèque. »
Mais le contexte difficile - sa mère tombe gravement malade à son adolescence - l’éloigne du « cocon » des livres. « J’avais beau être un bon élève, à la fin du collège on m’a balancé une brochure Onisep et j’ai commencé, sans le choisir vraiment, un BEP de mécanique. Très vite, je me suis demandé ce que je faisais là et j’ai bifurqué vers la comptabilité… mais ce n’était pas mieux… » A 18 ans, le jeune homme décide de reprendre des études dans une école privée catholique qui lui permet de travailler parallèlement en tant que surveillant et documentaliste. Puis c’est l’université Paris-8 et une maîtrise d’histoire, avec comme sujet de mémoire « les femmes maghrébines ».
Ouverture vers les autres.
Il devient ensuite animateur, puis directeur de centre de loisirs. « Un jour je lis une annonce dans le journal de Saint-Denis : on cherchait un bibliothécaire jeunesse qui ait le goût de la lecture. J’ai candidaté et fait la rencontre déterminante de la directrice, Madeleine Deloule, qui a tout fait pour m’engager, ce qui n’était pas évident car, du coup, j’étais surdiplômé pour ce poste de catégorie C ! » Cette fois, Mohamed a trouvé ce qu’il aspirait à être. Trois mois plus tard, il « ose » postuler pour le bibliobus et le dirige pendant sept ans. « Un vrai bonheur ! » Nommé ensuite directeur de la médiathèque Colette à Epinay, il met en place divers services : permanence pour l’emploi, aide aux devoirs, partenariat avec des assistantes maternelles, rendez-vous réguliers avec les lecteurs comme « L’actu en question » autour d’une revue de presse, etc.« Mes parents m’ont inculqué une vraie ouverture vers les autres. Mon père était lettré, taciturne, persévérant. Il a gravi les échelons, passant de terrassier à contremaître sans jamais oublier d’où il venait ; ma mère bavarde, illettrée, toujours soignée et fière, notamment lorsqu’elle a réussi son permis de conduire… Elle m’a transmis le sens du beau, je n’ai jamais eu honte avec elle, c’était plutôt la colère qui m’emplissait lorsqu’elle était mal accueillie à un guichet… »
Aujourd’hui, Mohamed Bouali voudrait transmettre aux autres ce qu’il aurait souhaité qu’on lui donne, qu’on lui renvoie, lorsqu’il fréquentait la bibliothèque. « C’est notre vocation de donner aux jeunes des conditions de partage, la possibilité que chacun s’ouvre à d’autres cultures que la sienne. Ils doivent se sentir chez eux dans la bibliothèque. Les lieux ne nous appartiennent pas, nous ne sommes que des passeurs, nous ne restons pas. Eux, si. » <
(1) Voir LH 950, du 19.4.2013, p. 46.