L’ouvrage revient sur trois figures littéraires contemporaines de l’affaire Dreyfus : Maurice Barrès, qui publie Les déracinés avant de s’engager avec virulence contre le capitaine à tort accusé ; Bernard Lazare, critique littéraire proche de Mallarmé, anarchiste, qui le premier dénoncera le mensonge de cette accusation avant de se murer dans le silence, au moment précis où Barrès prendra la parole ; Octave Mirbeau, enfin, dont le Journal d’une femme de chambre, publié en volume juste après l’Affaire, en thématise l’antisémitisme. Ce qu’ont en commun ces trois auteurs est de s’inscrire contre la vision naturaliste du récit, et d’être représentatifs de la « crise du roman » analysée par Michel Raimond : le récit ne peut plus garantir la vérité, qui lui échappe et s’y oppose quasi intrinsèquement. C’est sur quoi s’appuie la thèse de l’auteur : cette opposition entre vérité et récit est analogue à celle entre une « vision organique de la Nation » qui se définit à la même époque et le germe de menace que contient à l’inverse ce qui lui est étranger - le Juif en étant une figure de choix. Ainsi, l’affrontement au cœur de l’Affaire est aussi celui des tenants du récit, Zola en tête, et des détracteurs de la narration réaliste, suggérant un devenir que le caractère organique de la nation interdit. Comme il l’avait fait dans Fictions de l’anarchisme (Bourgois, 2001), l’auteur propose donc d’éclairer l’histoire par la littérature, trouvant en celle-ci l’expression intellectuelle de celle-là.
L’idée est stimulante, et l’analyse pointue, notamment lorsqu’elle s’attaque à l’œuvre de Mirbeau en postulant que l’errance de Célestine est symétrique de celle des Juifs, et que le roman est construit sur cette réversibilité identitaire. Mais ce sont là délices de littéraire ; et ce que l’essai gagne en profondeur critique, il le perd un peu en qualité de la démonstration, trop rapide pour le néophyte. Surtout, on voit mal comment ce raisonnement peut expliquer le fascisme à proprement parler : un récit plus détaillé aurait peut-être éclairé la vérité.
Fanny Taillandier
