Pour ceux qui considèrent, parfois à juste titre, que le centenaire de la Première Guerre mondiale n’en finit pas de commencer, voici un ouvrage qui sort du lot. Peut-être est-ce parce que l’auteur enseigne depuis dix ans aux Etats-Unis, un peu éloigné donc de la vague commémorative hexagonale. En tout cas, le ton est différent. Spécialiste de 14-18 et surtout des traumatismes engendrés par le conflit, Bruno Cabanes se propose de revenir sur la manière dont les Français sont entrés en guerre, avec l’illusion que cela ne durerait pas parce que la cause était juste.
Le choc est violent, à la hauteur du désespoir qu’il généra par la suite. On se préparait certes à la guerre, mais l’affiche de la mobilisation annonce un grand drame et provoque une stupéfaction générale le samedi 1er août. Le lendemain, la "der des ders" devient réalité. Les hommes partent et les familles éclatent. La France s’entasse dans les gares, puis dans les trains. Survient l’épreuve du feu tant redoutée. On croit vaincre vite parce qu’on a la force morale pour soi. Mais ce sont des orages d’acier et des tonnerres d’obus qui s’abattent sur ces soldats. La guerre est devenue industrielle et les corps sont déchiquetés par les balles des mitrailleuses. Les armes sont tellement puissantes qu’elles infligent des blessures impossibles à soigner. Les cadavres eux-mêmes sont pulvérisés. "Dès la fin août, les pertes étaient telles qu’on procéda à des comptages quotidiens, et non plus tous les cinq jours."
Au front, l’ombre de la défaite, celle de 1870, plane sur les troupes. A l’arrière, on se méfie des noms à consonance germanique. On traque les espions et les ennemis de l’intérieur. On arrache les plaques du bouillon Kub soupçonnées de contenir des messages codés pour les Allemands. Sauf que Kub est une marque suisse… Les fantasmes antisémites, les peurs et les rumeurs circulent à vive allure. Dans les campagnes, il n’y a plus ni hommes ni chevaux. Dans les villes, on se méfie des manifestations de joie. Dans les ports, on manque de poisson, faute de marins. Paris s’est transformé en une capitale anémiée et silencieuse. Une grande peur recouvre le pays.
C’est cette "histoire des Français confrontés à l’une des épreuves collectives les plus effroyables du XXe siècle" que Bruno Cabanes a voulu raconter, en puisant dans les archives, mais avec le sens du rythme et de la narration. Il alterne les analyses et les choses vues, ces petits détails qui en disent long sur les peines, les attentes et les frustrations d’un peuple projeté dans la guerre comme dans un accident de l’histoire. Car tout s’installe dès ce mois d’août 1914, ce mois le plus long qui allait durer quatre ans.
L. L.