"Show me a hero and I’ll write you a tragedy." Finalement, dans son dernier et fascinant livre, L’imposteur, Javier Cercas n’a fait que suivre à la lettre l’injonction fitzgéraldienne. Son héros, bien réel, se nomme Enric Marco. C’est un vieux roi nu. Longtemps, c’est-à-dire de la mort de Franco aux premières années de ce siècle, il a incarné pour nombre d’Espagnols, et particulièrement de Catalans, l’esprit inflexible de résistance à l’ordre établi, la permanence de la vertu démocratique et libertaire. Ne participa-t-il pas, encore adolescent, aux premiers combats de 1936 à Barcelone ? Ne fraya-t-il pas avec le légendaire Buenaventura Durruti ? Ne refusa-t-il pas la défaite, participant à la fondation d’un groupe armé trop vite démantelé ? Ne fut-il pas envoyé en Allemagne et victime, au camp de Flossenbürg, de la barbarie nazie ? De retour au pays, ne fréquenta-t-il pas à intervalles réguliers les geôles du tyran sans jamais se soumettre ? La liberté revenue, ne fut-il pas là encore de tous les combats les plus justes, se portant à la tête de la CNT, le syndicat anarchiste, comme de l’Amicale des anciens de Mauthausen ?… En fait, non. Comme le révéla un jeune historien en juin 2005, Enric Marco n’était qu’un roi de l’illusion, le prince des menteurs, juste avide d’une notoriété que sa stricte passivité durant près d’un demi-siècle n’aurait su lui assurer. L’affaire fit grand bruit. Si l’Espagne se trouva fort dépourvue de cette figure possible de héros, les écrivains, eux, y gagnèrent un sujet de livre et Mario Vargas Llosa, Claudio Magris, jusqu’à Arrabal, chacun y alla de son analyse.
Javier Cercas aussi. Pouvait-il faire autrement, lui dont le premier roman, Les soldats de Salamine (Actes Sud, 2002), est considéré comme l’acte de naissance du mouvement par lequel les écrivains du désenchantement démocratique se réapproprièrent les fractures et les ambiguïtés nées de la guerre civile ; lui dont chaque livre depuis interroge les fantômes d’une introuvable identité nationale ? Pourtant, il a hésité à écrire ce récit de la honte, craignant que cela n’apparaisse comme une entreprise de réhabilitation. S’il le fait, c’est avec la force narrative qui était déjà au cœur de son autre grand livre documentaire, Anatomie d’un instant (Actes Sud, 2010), déployant sa narration sur trois niveaux : la vie et les mensonges d’Enric Marco ; comment ceux-ci sont autant de métaphores de l’histoire espagnole et, enfin, pourquoi Marco est en quelque sorte le "romancier ultime" congédiant la tristesse du réel par les privilèges de la fiction. Comme Emmanuel Carrère traquant Jean-Claude Romand dans L’adversaire (cité dans le livre, comme un modèle ou un guide), Cercas, aidé de son fils qui filme leurs entretiens, traque Marco dans les rues de Barcelone et les chemins erratiques de sa mémoire, jusqu’à la nausée, jusqu’au vertige. C’est d’une justesse sans faille et cela sonne moins comme un plaidoyer ou un réquisitoire que comme un aveu. Douloureux et nécessaire. Olivier Mony