L’enseignement essentiel de cette nouvelle édition, c’est que le marché du livre numérique est maintenant fragmenté en nombreux segments : dans l’édition traditionnelle, les grands groupes sont les plus actifs, avec des approches très différentes entre les livres grand public, les contenus éducatifs et les bases d’articles de revues scientifiques. Mais l’autoédition devient un concurrent sérieux", estime Rüdiger Wischenbart, auteur et coordonnateur du rapport annuel Gobal eBook, dont il vient de publier l’édition 2016. "Et dans l’accès à ces contenus, le téléchargement est une solution dominante dans certains pays, mais pas universelle. En Chine, c’est la lecture sur portable qui domine, et le système d’abonnement commence à percer en Russie également. Aux Pays-Bas ou en Scandinavie, le prêt numérique en bibliothèque devient courant. A côté de cette diffusion légale, il faut aussi prendre en compte le piratage", ajoute le consultant, spécialiste de l’économie du livre. En raison de cette disparité, et de l’hétérogénéité des données qui ne recouvrent par le même périmètre, il a renoncé à établir un tableau des parts de marché du numérique par rapport au livre imprimé, "un chiffre de plus en plus absurde et sans valeur", estime-t-il.
Le retour du livre imprimé
Dans l’édition grand public, le pouvoir déstabilisant d’Amazon (cité près de 350 fois !) s’est imposé comme une évidence depuis la première version de ce rapport à l’automne 2011. D’où l’attention toute particulière accordée au marché américain, considéré comme le poste avancé des tendances globales. Il a montré à la fois les premiers signes de relance de la librairie indépendante, de reprise des ventes de livres imprimés et d’essoufflement de celles du livre numérique, dès l’automne 2014. En 2015, les ventes en librairie ont progressé de près de 2 % (de janvier à novembre), alors que les ventes numériques reculaient de 12,3 % (de janvier à octobre). En revanche, l’export numérique continue de croître, porté par l’expansion de l’anglais dans le monde. Au Royaume-Uni, les ventes de livres imprimés ont augmenté (+ 6,6 %) pour la première fois depuis 2007. Celles de livres numériques ont reculé de 2,4 % en volume chez les cinq principaux groupes. Amazon y exerce un contrôle presque sans partage, qui dépasserait les 90 % de part de marché.
En France, le marché a aussi connu une reprise (+ 1,8 % l’an dernier d’après nos données Livres Hebdo/I+C). En Italie et en Espagne, les bilans 2015 n’étaient pas encore établis à la mi-mars lors du bouclage du rapport, mais le marasme des années précédentes semble surmonté. Le marché numérique y est plus développé, à près de 5 % en Italie, et 10 % en Espagne, dont près des deux tiers à l’export, vers l’Amérique latine et les Etats-Unis. En Allemagne, les ventes en librairie ont continué de reculer (- 1,7 %, contre - 2,1 % en 2014), et le rythme d’expansion du numérique s’est rompu (+ 4,7 %, contre + 60 % en 2013). Tolino y ferait jeu égal avec Amazon. En Suède, le livre papier est en hausse de 3,2 %, mais il n’y a plus de données pour le numérique. En Chine, la lecture sur téléphone portable connaît quant à elle une croissance toujours spectaculaire à + 20 %, atteignant 1,37 milliard d’euros. En Russie, les revenus des éditeurs ont reculé de 2,6 % faute de commandes publiques, mais l’activité de la librairie, exclue de ce circuit, est finalement restée bien orientée (+ 2,1 %, physique et numérique).
Le numérique mal évalué
L’interprétation du retournement constaté sur le marché américain soulève des débats passionnés outre-Atlantique. Les observateurs y ont vu la fin de la conquête des grands lecteurs, premiers visés par les prix cassés d’Amazon : tous ceux qui pouvaient se laisser convaincre par le numérique l’ont été, d’autant qu’en 2014 les éditeurs ont pu remonter leurs tarifs, après deux ans de surveillance du ministère de la Justice qui les soupçonnaient d’entente. Mais l’auteur de SF Hugh Howey (série Silo, autopubliée aux Etats-Unis, traduite en France chez Actes Sud) a soutenu avec des arguments convaincants que les données de Nielsen ou de l’AAP, l’association des éditeurs américains, ignoraient totalement l’autoédition, qu’Amazon contrôle et dont il ne dit rien.
A partir des classements publiés sur le site et des ventes réelles transmises par des auteurs, il estime que l’autoédition représente 45 % des ventes (données disponibles sur le site Author Earnings). Le marché numérique serait donc toujours en hausse, mais mal évalué. En Europe aussi, dans tous les pays où Amazon est implanté, le même problème se pose, note Rüdiger Wischenbart. D’autre part, les auteurs autoédités sont devenus les fantassins de la multinationale américaine : toujours placés dans les listes de meilleures ventes du site, ils fixent des prix bien plus bas que ceux des éditeurs, lesquels sont poussés à suivre cette politique.
La bataille des prix
Moins brutale qu’aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, la conquête du marché par les prix est bien au cœur du rapport de force qu’Amazon entretient en Europe continentale. "Les éditeurs ont réussi à établir des échelles de valeur du livre papier relativement claires dans l’esprit du consommateur, autour de 20 euros pour une nouveauté grand format en France, et de 7 à 8 euros pour un poche. Mais le numérique a tout brouillé, notamment avec l’autoédition et les promotions quotidiennes d’Amazon", analyse l’auteur de Global eBook. Ses relevés de prix démontrent ce grand écart (voir graphiques).
Encore plus radical que la politique tarifaire d’Amazon, le piratage est aussi plus difficile à évaluer dans ses effets. Cette édition de Global eBook tente au moins d’en estimer l’ampleur via la mesure de la fréquentation des principaux sites, comparée à celle des librairies numériques nationales les plus significatives en Europe. En France, le trafic va de 300 000 visiteurs mensuels pour deux des sites spécialisés à 3 millions pour un généraliste (livre, musique, films). Cultura et Decitre comptent environ 1 million de visiteurs mensuels et la Fnac à près de 20 millions. Pour le moment, aucun consensus n’a émergé sur l’organisation de la riposte aussi bien en Allemagne qu’en France qui font pourtant partie des marchés du livre les mieux organisés, selon Rüdiger Wischenbart.