Et si tout ça, finalement, n’était qu’une affaire de livres ? Au moment où François Taillandier commence La croix et le croissant, en 638 après Jésus-Christ ou an 16 de l’hégire, le calamiteux Héraclius, empereur romain d’Orient né en Arménie, s’en retourne mourant à Constantinople, vaincu par les Perses et ayant perdu Jérusalem, entre autres, prise par les Arabes, ce nouveau "fléau de Dieu". Tandis qu’à Lutèce, bientôt appelée Paris, le roi des Francs Dagobert s’apprête à mourir également, au terme d’un long règne pacificateur durant lequel il a affermi son empire. A Jérusalem, le calife Omar, un lettré amoureux de poésie, règne dans la tolérance, le respect des arts et des autres religions. C’est lui, converti à l’islam par Mahomet lui-même après l’avoir violemment rejeté, qui va décider de fixer par écrit les enseignements du Prophète, lequel n’a rien écrit de sa main. Il confie à un scribe, Zayd Ibn Thabit, la mission périlleuse de rédiger ce qui va devenir le Coran, le livre saint de l’islam, avec la postérité et les conséquences que l’on connaît encore de nos jours.
Plus tard, en 695, à l’abbaye Saint-Martin de Wandre, le moine Frédégaire, encore un scribe, se voit chargé par Pépin de Herstal, maire du palais, de la tâche à haut risque de tenir la chronique des rois francs qui l’ont précédé, ceux que l’on appelle les Mérovingiens, pour montrer comment on en arrive à son propre destin. Pépin avait inventé la propagande politique. Mais en quelle langue fallait-il rédiger le livre ? En latin, la langue des clercs et des élites, en train de tomber en désuétude depuis la chute de l’Empire romain d’Occident (en 476), ou bien dans le dialecte germanique des Francs ? C’est le latin qui sera choisi, pour ce Regnum Francorum où le moine outrepasse le brief : premier storyteller de la littérature occidentale, il doute de l’utilité de sa tâche s’il ne peut prêter aux héros de la geste une dimension psychologique - inventée, naturellement. Plus tard, Frédégaire travaillera pour Karel Martel (ou Carolus Martellus), la "Hache de Dieu", un bâtard de Pépin, jeune brute franque qui, depuis Cologne, va se tailler tout un royaume qu’il léguera à sa mort, en 741, à son fils Pépin, dit le Bref, premier des rois carolingiens. Auparavant, alerté par son conseiller, le prédicateur Boniface, il aura pris la mesure du danger que représentent les Arabes, ce peuple d’Ismaël mené par le calife Abdéramane, qu’il repoussera lors de la fameuse bataille de Poitiers.
Choc des cultures et des religions du Livre, incarnées par la Bible et le Coran, conflits géopolitiques intereuropéens ou entre Occident (Ereb) et Orient (Assur), l’auteur de L’écriture du monde (Stock, 2013) poursuit son exploration des siècles obscurs, depuis la fin de Rome jusqu’au Moyen Age. Une longue période de chaos, de barbarie, de décadence d’un côté et de montée en puissance de l’autre, mais aussi d’intense vie intellectuelle, qui n’est pas sans rappeler le monde d’aujourd’hui. Par François Taillandier, notre moderne Frédégaire. J.-C. P.