Comment La Joie de lire, cette librairie parisienne reprise en 1957 par François Maspero, et qui fut longtemps indissociable de la maison d’édition qu’il créa deux ans plus tard, put-elle être mise en liquidation en janvier 1976, en pleine période d’explosion des sciences humaines ? Pour une raison très simple : malgré un chiffre d’affaires en hausse constante, la librairie était victime d’un taux record de "démarque inconnue". Entendez par là qu’on volait à tout va chez Maspero.
Tout alla à peu près bien jusqu’en Mai 68. C’est alors que, dans l’effervescence gauchiste et brouillonne qui suivit, l’habitude se prit de se servir à La Joie de lire, sans passer par la caisse. A tel point que LeNouvelObservateur consacra, dans son numéro du 14 juin 1971, un reportage sur "La fauche chez Masp’" [sic]. On y apprenait que "plus de mille francs de livres disparaissaient chaque jour de la librairie" !
Le plus cocasse, c’est que les clients interrogés par l’hebdomadaire, et qui reconnaissaient voler plus ou moins régulièrement la librairie, avançaient tous de bons prétextes pour justifier leurs larcins. Ainsi de Patrick, 19 ans, se définissant comme "plutôt anar" : "Après tout, [Maspero] est intégré dans le système. Il ne se fait peut-être pas des tonnes de fric, mais pas mal quand même. Chez lui, on est dans une librairie comme une autre. On n’a pas des rapports de camarades ou de révolutionnaires, mais d’acheteur à vendeur."
Un autre avouait avoir "parfois mauvaise conscience", cependant il s’empressait d’ajouter : "Mais je m’en fous. J’ai besoin de me documenter sur les mouvements révolutionnaires dans le monde, pour en tirer une expérience. C’est plus important que tout le reste." En vérité, c’est surtout l’assurance que les employés de la librairie n’appelleraient JAMAIS la police (impensable, chez Maspero !) qui donnait de l’audace aux lecteurs… D. G.