L'industrie du manga s'apprête-t-elle à connaître la plus grande révolution de son histoire ? Le gouvernement japonais a annoncé fin novembre son intention de créer une plateforme mondiale de distribution de mangas. Un consortium réunissant tous les éditeurs locaux pour lutter contre le piratage et garder la mainmise sur la diffusion de ces œuvres dont le succès ne cesse de grandir hors du Japon.
Cette plateforme qui pourrait concurrencer les services déjà disponibles en France (Mangas.io, Ono), si elle venait à être mise en place, est cependant loin d'inquiéter les éditeurs français. Christel Hoolans, directrice générale des éditions Kana, y voit une annonce dans l'air du temps qui permet d'aborder un sujet essentiel, celui de « l'avenir de l'édition », pour « mettre en valeur les contenus à l'heure de la digitalisation, alors que les plus jeunes ne vont plus en librairie et lisent beaucoup sur leur smartphone. »
Explosion du livre numérique au Japon
Cette initiative s'inscrit aussi dans un contexte de renouvellement du marché éditorial au Japon. Alors que le livre numérique explose dans l’archipel, « il y a eu, il y a quelques mois, des annonces sur l’investissement du budget par l'État japonais sur une plateforme de traduction par IA dans le domaine du manga », rappelle Colombine Depaire, cheffe du Pôle livre et débats d’idées à l'Institut français du Japon. « Ils annonçaient déjà que leur but était de mieux diffuser le manga à l’international », complète-t-elle.
Un rapport signé du Keidanren, fédération des organisations économiques japonaises, avait aussi préconisé dès 2023, en pleine vague du webtoon coréen, « des interventions étatiques au niveau des investissements pour avoir une plateforme capable de diffuser à l’international leurs contenus car ils étaient très inquiets que le webtoon supplante le manga », ajoute Yun Inada, cofondateur de Mangas.io.
Soft power
En lançant une plateforme mondiale, le gouvernement japonais espère ainsi jouer la carte du soft power, abonde Grégoire Hellot, directeur des éditions Kurokawa. « C'est aussi parce qu'il y a dans le nouveau gouvernement des jeunes qui aiment le manga et la pop culture. La première ministre Sanae Takaichi a récemment cité une réplique de L'Attaque des titans devant des Saoudiens lors d'une conférence incitant à investir au Japon. »
Mais pour l'heure, cette plateforme semble difficile à mettre en place. Car tous les pays consommateurs de mangas n'ont pas les mêmes usages numériques. « Rien qu'en Europe, les marchés français, italien, espagnol et allemand ne fonctionnent pas de la même manière », insiste Christel Hoolans. « En France, on n'arrive pas encore à monétiser cette partie digitale. On ne peut pas aller plus vite que l'adoption d'une habitude de consommation du territoire », alerte-t-elle.
Car cette nouvelle plateforme rappelle l’échec en France de Piccoma, service japonais de lecture de manga qui a fermé ses portes après deux ans d'expérience en 2024. « Ça peut être intéressant d'avoir des tentatives de plateformes - étatiques ou privé - qui essayent d'uniformiser les contenus, en étant multi-éditeurs, indique Yun Inada, qui réunit 37 éditeurs au sein du catalogue de Mangas.io. Mais il ne faut pas prendre le combat à l'envers et avoir trop de plateformes alors que pour l’instant le piratage est trop fort. Pour beaucoup, c’est toujours plus simple d’avoir tout sur un site pirate que d’avoir 12 abonnements à des plateformes différentes. »
Usine à gaz
Il reste aussi la question des droits à régler. Comment accorder tous les éditeurs japonais ? « Sans vouloir manquer de respect à personne, je pense que ça ne fonctionnera pas parce que ça va être une usine à gaz, réagit Grégoire Hellot. Jusqu'à présent, ce sont les éditeurs japonais qui ont toujours exploité leurs droits eux-mêmes. Kodansha a sa plateforme, Shueisha et Square Enix aussi. Elles sont disponibles en plusieurs langues. Si le gouvernement se met au milieu de ça, ça ne va arranger personne. »
Les éditeurs japonais, qui ont découvert l'existence de ce projet « en direct avec le discours de la ministre », n'ont commencé à être contactés par le ministère de la Culture que cette semaine, révèle une autre figure du milieu, qui préfère anonyme. « J'ai discuté avec trois gros éditeurs et le constat est le même pour les trois : ils ont plutôt envie de coopérer sur l'aspect lutte contre le piratage, mais pour eux ça ressemble à un vœu pieux de quelqu'un qui ne connaît pas les besoins du milieu, car ils ne savent pas qui va traduire, ni en quelle langue ils veulent que la plateforme diffuse. »
Peu d'impact en France
La traduction, qui devrait être faite en IA, pourrait déplaire aux fans de mangas, très tatillons. Mais le marché français devrait en être épargné, assure Colombine Depaire. « La majorité des œuvres de mangas sont déjà traduites en France. Les éditeurs sont extrêmement réactifs en publication simultanée, ils font valoir l’importance des traducteurs qui sont déjà bien identifiés sur certaines séries. La plateforme aura plus d’impact sur l’anglais et sur certaines autres langues asiatiques, russes et européennes où le manga est moins traduit actuellement. »
Mais un gouvernement n'a pas vocation à être un éditeur, conclut Grégoire Hellot. « Est-ce que l'offre gouvernementale sera aussi bonne que celle des éditeurs ? Est-ce que le manga sur la vie de Mishima sera disponible ? C'est un gouvernement. C'est aussi pour eux l'occasion de censurer. »
