Il a quatorze ans, c'est bien jeune pour ces choses-là. Bien jeune et bien tard tout de même pour apprendre que son père n'est pas son père. C'est pourtant la nouvelle, sidérante dans sa nature même, que devra « encaisser » de la bouche de sa mère, le jeune Thomas Bentley un jour de 1984. Ces choses-là sont sans appel, mais pas sans suite. Et à la question de savoir qui est (ou était) alors son géniteur, ce père évanoui, l'adolescent n'obtiendra pas de réponse, si ce n'est une vague mise en cause des libertaires années 1960 où il fut conçu. Il lui faudra attendre des années, vivre à son tour un peu sa vie, travailler, aimer, pour que la vérité lui soit révélée. Elle viendra sous la forme d'un carton d'invitation à une exposition de Grégoire (Krikor pour les intimes) Tollian, Français d'origine arménienne, légende du photoreportage, disparu dans l'exercice de ses fonctions au Cambodge en 1970.
Thomas va donc mener l'enquête sur ce père qui ne l'a jamais connu ni, nécessairement, reconnu. Avec la femme qu'il aime, Laurence, il va aller d'abord d'une famille à l'autre. Celle de sa mère, de son père adoptif, fils, d'une infinie douceur, d'un soldat américain qui n'est jamais reparti ; celle de ce père en pointillé, fils d'un martyr de la bande de l'Affiche rouge. L'Histoire vous rattrape toujours, même quand on voudrait s'en absenter. Il va à Paris rencontrer d'anciens collègues de Krikor qui vont peu à peu lui dévoiler un monde englouti où le photoreporteur était sans doute pour toute une génération aussi un idéal érotique du moi. Peu à peu, les pièces du puzzle s'assemblent. Jusqu'à un voyage en Chine, en 1996, où Thomas va enfin éprouver la réversibilité du réel.
Pères partis, fantômes de l'Histoire, topologies parisiennes, douceur des femmes, écriture discrètement élégante, nul doute que Les photos d'un père, le premier roman de Philippe Beyvin, aurait bien plu au regretté Jean-Marc Roberts. Beyvin, conseiller en stratégie de profession, n'est pas un inconnu des lecteurs avisés. Il dirige aux éditions Gallmeister la très recommandable collection « Americana », et on lui doit en France la lecture d'Eve Babitz, Bob Shacochis, Tom Robbins ou très récemment Katharine Dion. Il est donc d'autant plus à saluer que lorsqu'il prend à son tour la plume, il sait rester libre de ses lectures. Bien mené, roulant à tombeau ouvert sur la route de sa propre chronologie, son roman puise moins en effet aux grands espaces de l'Ouest qu'à une tradition très française, doucement mélancolique et aux accents très Nouvelle vague. Ce livre est beau car on le pressent nécessaire et qu'il a pour le dire les atours de la simplicité. C'est une vie, parmi d'autres, c'est-à-dire en définitive, un juste moment de littérature.
Les photos d’un père
Grasset
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 18 euros ; 224 p.
ISBN: 978-2-246-81171-6