Farce tragiquement iconoclaste, Le carnaval des innocents a été récompensé en 2014 par le prix national du Meilleur roman colombien. Son auteur, Evelio Rosero, dont c’est le deuxième roman traduit en français chez Métailié après Les armées (2008), y met en scène un respectable notable quinquagénaire dans une capitale de province du sud de la Colombie. Un médecin, mari et père frustré, historien amateur attaché à écrire une biographie déboulonnant la statue du mythique Simón Bolivar, "le si mal-nommé Libérateur". Bien décidé, à la suite du vilipendé puis oublié José Rafael Sañudo dans ses Etudes sur la vie de Bolívar, à révéler le vrai visage de celui qu’il tient pour un "faux stratège, artisan de victoires qui n’en étaient pas, ou pis, de victoires qui n’étaient pas les siennes".
Mais quand le roman commence à Pasto, capitale du département de Narino, ce 28 décembre 1966, jour des Saints-Innocents, le gynécologue Justo Pastor Proceso a surtout bien des soucis avec sa femme, ses deux filles de 7 et 15 ans, et avec le costume de singe qu’il compte porter neuf jours plus tard au Carnaval des Noirs et des Blancs, spectaculaire événement local. Plus tard dans la journée, un incident va lui fournir une meilleure idée : il va faire construire pour le défilé un char à l’effigie de Bolívar qui racontera les arnaques du héros de toute l’Amérique latine. Anticipant les réactions scandalisées des autorités et du public, et pour sélectionner les scènes édifiantes, il sollicite de vieilles connaissances dont un ancien professeur de fac viré pour avoir mis en question le mythe. L’occasion, au milieu de la fiction, de réviser quelques épisodes historiques authentiques. Le "Docteur Bourricot", comme l’appelle l’infidèle Primavera, paiera cher sa blague bouffonne, qui peut se lire aussi, déguisé sous la farce burlesque, comme un appel à un juste travail de mémoire attaché à la vérité des faits et débarrassé des légendes mensongères. V. R.