L'immeuble ressemble à la proue d'un navire fendant les flots du boulevard Saint-Michel, entre la rue de l'École-de-Médecine, la rue Racine, et les deux librairies-papeteries de Monsieur Gibert Joseph. Si on lève la tête (au rez-de-chaussée se trouve maintenant un magasin d'appareillage auditif, o tempora o mores), une enseigne affiche fièrement : Hôtel Belloy Saint-Germain. L'entrée se faisant par le 2, rue Racine, que l'on ne présente plus.
Belloy, en revanche, a disparu de nos radars. Il s'appelait Pierre-Laurent Buirette, dit Dormont de... (1727-1775). Auvergnat de Saint-Flour monté à Paris, il devint comédien, dramaturge célèbre, académicien français en 1771. On lui doit notamment un Gaston et Bayard (1771 également), et son profil en médaillon et en ronde-bosse trône au-dessus de la porte de l'hôtel, chic et moderne 4 étoiles bien noté par les nautes modernes.
Or, juste un siècle après Belloy, en 1871, cet établissement, qui s'appelait alors Hôtel des étrangers (jusque dans les années 1960) et -s'ouvrait sur le boulevard, accueillit le Cercle des poètes zutiques, ainsi baptisé a posteriori parce que ses membres, « peintres, poètes et musiciens français » - comme l'indique la plaque apposée sur la façade -, faisaient un usage immodéré de l'interjection « zut », née pour sa part en 1813 selon Petit Robert. Surtout, sans doute, quand ils avaient pas mal picolé et qu'ils se laissaient aller, dans une chambre sise au troisième étage. Parmi ses membres, aux côtés de Jean Richepin, Raoul Ponchon ou François Coppée, deux voyous : Paul Verlaine, 27 ans à l'époque, fou amoureux d'un certain Arthur Rimbaud, de dix ans son cadet, météore débarqué de sa Charleville natale pour révolutionner la poésie française. En attendant, les deux complices ont commis à quatre mains, dans l'Album zutique où tous ces gens écrivaient des carabistouilles, un sonnet porno consacré à une partie de notre anatomie « que, rigoureusement, ma mère m'a défendu d'nommer ici », comme disait Brassens. On peut le lire dans la version en fac-similé de l'Album procurée par l'érudit Pascal Pia. L'original, lui, toujours détenu par les descendants de l'un des zutistes, demeure inaccessible. Zut de zut.
En revanche, si l'on veut lire du Rimbaud, et non du moindre, il faut se laisser glisser de la rue Racine à la rue Férou, comme un badaud un peu ivre. Là, sur le mur de ce qui fut autrefois le séminaire Saint-Sulpice et abrite, depuis 1922, le centre des impôts du 6e arrondissement (cela ne s'invente pas), l'artiste hollandais Jan Willem Bruins a calligraphié, le 14 juin 2012, les cent alexandrins du fameux « Bateau ivre » : « Comme je descendais les fleuves impassibles... », grâce au mécénat de la fon-dation Tegen-Beeld, de Leyde aux Pays-Bas. C'est de l'autre côté de la place, dans un estaminet, que le jeune poète a lu son texte pour la première fois à ses camarades, tous sans doute pas mal imbibés d'absinthe. Ce pourquoi le texte mural doit se lire de droite à gauche, en remontant la rue Férou, de Saint--Sulpice vers le Luxembourg : on a les « incroyables Florides » qu'on peut.