Roman/France 2 janvier Yasmine Chami

Médée est sculptrice : de ses mains naissent des formes de pierre qui sont le fruit de son imagination fertile, parfois de ses rêves troubles. Médée à son tour se transforme en statue, elle devient cette femme pétrifiée par l'effroi, frappée par le chagrin. Médée porte le nom de l'illustre infanticide, la sorcière fille du roi de Colchide, abandonnée par Jason dont elle tue par dépit les enfants qu'elle a eus de lui, c'est ici le nom de la protagoniste de Médée chérie, le dernier roman de Yasmine Chami. Nomen est omen, le nom est un présage. En l'espèce, le programme de la brève mais non moins puissante fiction de l'écrivaine marocaine. L'héroïne éponyme n'a pas tué ses enfants, au contraire, elle a été une bonne mère : aujourd'hui adultes, ils sont là avec elle, à l'aéroport, quand elle comprend qu'Ismaël l'a quittée alors qu'ils étaient en transit pour Sydney où se tient un colloque international auquel ce mari chirurgien de renom a été convié. Le fils protecteur, anthropologue plein d'avenir, la fille sereine mariée à un journaliste et mère à son tour : sur la photo de famille parfaite ne manque que le pater familias et époux d'une vie.

Dans ce troisième roman, c'est tout l'art du récit de Yasmine Chami qui se condense et se déploie, avec la précision du scalpel, la densité de la glaise. L'écriture capte les moindres vibrations de l'âme. La description du malaise de la femme abandonnée qui s'échappe par la lucarne de la mémoire est vertigineuse : « Elle ne sait plus si elle est de sel ou de craie ; il y avait dans son enfance ces longues craies blanches que le professeur cassait en deux parties [...]. Ainsi rompue, la craie ne grinçait plus, comme si la rupture avait permis d'écraser contre l'ardoise géante la pulpe plus tendre, offrant moins de résistance que sa pointe durcie. »

Dans Mourir est un enchantement (même éditeur, 2017), on traversait les souvenirs d'une femme de 40 ans atteinte d'une maladie grave, entourée de ses deux fils. Dans Médée chérie, l'héroïne est sous le choc, mais c'est seule qu'elle veut résister. Elle décide de rester près de l'aéroport, n'ira pas faire
son deuil à Paris, prend une chambre d'hôtel à côté. La chambre devient alors cellule de dégrisement.

Car après l'ivresse d'un amour conjugal qu'elle n'avait jamais remis en cause, il faut bien atterrir. A la décharge de Médée, le carabin de l'époque, ami de son beau-frère, était séduisant, profil grec, lèvres sensuelles, belle chevelure ondulée, à la fois puissant physiquement et intellectuellement fin ; l'homme de science porte toujours beau. De quoi pouvait-on encore rêver ? Jason, alias Ismaël, avait même obtenu la « toison d'or », cette brillante carrière dans la médecine.

Quid de l'art de la sorcière ? Sa sculpture ? Bien sûr, son mari lui avait fourni un atelier, et elle avait exposé, mais l'œuvre venait toujours après l'amour, les soins prodigués aux enfants, l'agenda du mari. Elle se remettra à sculpter, pas dans les interstices, mais se déploiera enfin dans l'espace nouveau de sa solitude. Médée chérie est une subtile réflexion sur la dialectique ténue, lorsqu'on crée et qu'on n'aime pas moins, entre temps pour soi et temps pour les autres.

Yasmine Chami
Médée chérie
Actes Sud
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 15.8 euros; 144 p.
ISBN: 9782330117733
22.11 2018

Auteurs cités

Les dernières
actualités