Quel est ce "monde lointain" que Célia Houdart réanime de sa plume équilibrée et limpide ? La Riviera française des années 1920 et son effervescence artistique ? Une prairie en été sur les berges du lac Majeur ? Le rêve flou d’une ronde enivrante près d’un feu ? Court comme les précédents, non moins dense, le cinquième roman chez P.O.L de l’auteure de Carrare (2011) est un hommage à un lieu, une maison emblématique, témoin d’un temps créatif, élégant, follement moderne : la villa E-1027, à Roquebrune-Cap-Martin, conçue dans ses moindres détails entre 1926 et 1929 par la designer et architecte irlandaise Eileen Gray. "Navire blanc mis en cale sèche à flanc de colline", en surplomb d’une Méditerranée éternelle, elle est le décor d’une drôle de rencontre, entre Gréco, une décoratrice d’une soixantaine d’années retirée sur ce bout de Côte d’Azur depuis plusieurs années, et un couple de très jeunes gens. Veuve, Gréco fait chaque matin une promenade sur le sentier des douaniers qui la mène aux abords de la villa dont le dernier propriétaire, mort cinq ans plus tôt, était un ami proche. Mais elle n’entre jamais dans cette propriété laissée à l’abandon et vandalisée, dans l’attente du règlement de la succession. Un jour, elle la découvre squattée par un garçon et une fille auxquels, renonçant à signaler cette intrusion à la police, elle se lie. Jeunes élèves danseurs, ils bousculent les habitudes de l’esthète retraitée. Auprès d’eux, en même temps que s’installent de nouveaux rituels partagés, Gréco remonte vers sa jeunesse, retrouve les souvenirs volontairement enfouis d’une enfance dans la communauté utopiste de Monte Verità, à Ascona, dans le Tessin où elle a passé avec ses parents russes les premières années de sa vie.
Comme pour son héros chanteur lyrique dans Gil (2015), la romancière mêle dans le passé de ses personnages le vrai et l’inventé. La villa existe, c’est un monument historique. Les ifs et les citronniers, les cactus et les agaves, les aloès et les figuiers de Barbarie, les lauriers et les volubilis, tous les fastes naturels de ce littoral sont là, et la mer. Présents et proches. Mais par la grâce de la prose sans effets de Célia Houdart, palpitent aussi les infimes vibrations de Tout un monde lointain.
Véronique Rossignol