Mi-octobre, Albin Michel a fêté le million d'exemplaires des trois livres de Yuval Noah Harari, universitaire israélien auteur d'une trilogie sur l'histoire et le devenir de l'humanité, véritable phénomène éditorial mondial, installé dans la durée. Chaque volume a relancé le précédent : en juillet 2017, après la sortie d'Homo deus, les ventes de Sapiens, paru en septembre 2015, ont augmenté de 15 %, alors que ce n'est pas vraiment un livre de plage. En septembre dernier, la publication de 21 leçons a eu le même effet : + 21 % encore pour Sapiens, et + 10 % pour Homo deus, selon GFK.
L'auteur est à Paris cette semaine, les 15 et 16 novembre, dans le cadre d'une tournée de promotion européenne. Ses interviews à paraître, la mobilisation des influenceurs des réseaux sociaux, invités à sa conférence donnée au Point, et la campagne de communication massive que prévoit l'éditeur sur France Inter et Europe 1 devraient encore amplifier les ventes de l'ensemble à un moment crucial : celui des achats de Noël. « Le livre reste un des premiers cadeaux et les choix, entre ce qu'on demande pour soi ou ce qu'on décide d'offrir, se cristallisent entre le 1er et le 21 décembre. C'est une période très encombrée en communication, il faut une campagne percutante », explique Mickaël Palvin, directeur du marketing d'Albin Michel.
Yuval Noah Harari n'est pas un cas unique. Habitués des rayons romans, BD ou jeunesse, des long-sellers s'installent en non-fiction, où ils semblent devenir plus nombreux : publié en avril 2015 chez Actes Sud, Le charme discret de l'intestin de Julia Anders s'est vendu à 1,2 million d'exemplaires. Il est resté jusqu'en septembre dans les meilleures ventes, où il devrait revenir à la faveur de la campagne de communication qui accompagnera l'exposition autour du livre intitulée « Microbiote », qui s'ouvrira le 4 décembre à la Cité des sciences à Paris , organisée par Julia Anders. Calme et attentif comme une grenouille de la Néerlandaise Eline Snel, adapté et traduit par Les Arènes en 2012, en est à 400 000 ventes cumulées. La vie secrète des arbres de Peter Wohllenben, publié aussi par Les Arènes en mars 2017, attaque sa 88e semaine dans les tops essais et a dépassé 560 000 exemplaires. Il vient de passer devant Méditer jour après jour : 25 leçons pour vivre en pleine conscience de Christophe André, publié chez L'Iconoclaste en 2011, et dont les ventes mensuelles oscillent entre 5 000 et 6 000 exemplaires. On peut évoquer aussi Agir et penser comme un chat, publié en mars 2017 chez L'Opportun, resté plus d'un an dans le tableau, et qui a cumulé 150 000 exemplaires dans ses trois versions.
Best-seller/long-seller
En non-fiction, le record appartient à l'ouvrage de Miguel Don Ruiz, Les quatre accords toltèques. « Avec ce titre, nous voyons bien la différence entre un best-seller et un long-seller. Le premier est un coup, le second s'installe et grandit. Ça fait vingt ans que ça dure », constate sereinement Charlène Guinoiseau, responsable éditoriale de Jouvence. « Quand vous vendez 240 000 exemplaires par an, même à 8 euros, cela fait une assise pour votre maison. C'est absolument prévisible et vous connaissez le produit des ventes avant de payer l'imprimeur », explique Jacques Maire, le fondateur de Jouvence. Une analyse partagée par tous les éditeurs bénéficiant de la même expérience. « Nous pouvons réimprimer avec confiance », confirme Stéphane Chabenat, patron et fondateur de L'Opportun, « il n'y a quasiment aucun retour », complète Anne Michel.
Si l'arrivée d'un livre dans les meilleures ventes tient évidemment à sa qualité et à son adéquation avec un public, la transformation en long-seller est aussi le fruit d'un travail de marketing, tout particulièrement dans la non-fiction. Contrairement à la BD, qui organise sa longévité autour des séries, de même que la jeunesse (voir Le journal d'un dégonflé ou Harry Potter), le maintien de ventes stables et élevées est plus incertain en non-fiction, précisément parce qu'il est difficile d'y construire des suites. Pour entretenir un long-seller et élargir son public, les éditeurs mettent en œuvre diverses stratégies, correspondant aux caractéristiques des titres.
Intérêt permanent, sujet consensuel
L'une des premières règles réside dans l'universalité du sujet. « Tous les ans, une nouvelle vague d'enfants dont les parents ont besoin d'être rassurés renouvelle la demande pour le livre d'Eline Snel, rappelle Laurent Beccaria, directeur des Arènes. De même, il y a tous les jours des gens qui éprouvent le besoin de se lancer dans la méditation, tout comme les problèmes intestinaux sont partagés à peu près par tout le monde, ou l'envie de se ressourcer au contact de la nature, et de la comprendre. » Ces besoins partagés entretiennent aussi des points de liaison entre les individus qui passent notamment par le livre. « La vie secrète des arbres est très offert : il n'y a pas de religion, pas de politique, c'est très consensuel », ajoute l'éditeur.
Faire de la publicité et de la promotion
Le succès appelle bien sûr les imitations, tout particulièrement dans le rayon des essais pratique, mais il y a une prime au premier, qui s'entretient avec la communication. « Nous effectuons un énorme travail en presse et en publicité. Nous en sommes à 15 campagnes avec La vie secrète, que nous avions décidé de lancer très fortement lorsque nous avons constaté que sa traduction américaine était très bien accueillie, et que ce livre sortait de son cadre allemand », se souvient Laurent Beccaria. De la même façon, d'autres campagnes accompagnent Calme et attentif, avec des cadeaux pour les lecteurs. « Nous avons offert des calendriers, des boules à neige, et nous avons commandé 20 000 peluches pour la prochaine campagne », indique Pierre Bottura, directeur commercial des Arènes.
Il s'agit aussi d'entretenir le cercle vertueux du livre dont tout le monde parle, et que tout le monde finit par acheter. Même les titres qui n'ont pas de concurrent direct ne négligent pas la publicité : chaque parution d'un volume du Journal d'un dégonflé, dont le tome 1 est depuis 300 semaines dans les meilleures ventes, fait l'objet d'une campagne d'affichage dans le métro parisien et dans les gares avec un slogan valorisant la série : « Les as-tu tous lus ? ». Stéphane Chabenat a massivement misé sur les réseaux sociaux pour le lancement d'Agir et penser comme un chat, sorte de version pour adulte de Calme et attentif comme une grenouille. Les libraires suivent ces références bien installées, mais l'entretien de leur fidélité n'est pas inutile. « En octobre, nous avons accordé 5 points de surremise aux libraires, pour les encourager à commander un peu plus d'exemplaires. Leurs tables restent la meilleure des communications », estime le patron de L'Opportun.
Toujours du nouveau
Pour les éditeurs de BD, la série est la base du métier. « Elle permet de réactiver le fonds à chaque nouveauté, de recruter de nouvelles strates de lecteurs, et d'explorer d'autres circuits de vente, notamment en été », explique Julien Papelier, le directeur de Dupuis. Dans les essais et le pratique, c'est parfois possible, comme en témoignent les exemples de Yuval Noah Harari, ou de Peter Wohllenben : après La vie secrète des arbres est venu La vie secrète des animaux, et Le réseau secret de la forêt, qui relie l'ensemble, sera publié en avril, annonce Laurent Beccaria. Agir et penser comme un chat 2 est aussi annoncé pour le printemps.
Lorsqu'il n'y a pas de nouveauté pour entretenir des relances, les éditions cadeaux ou événementielles, augmentées d'illustration et reliées, sont incontournables. Un livre qui a bien fonctionné devient naturellement un cadeau de Noël, et contrairement à l'habitude du consommateur en temps ordinaire, celui qui l'offre sera prêt à le payer plus cher, le prix et la qualité du volume étant les signes de la valeur de son geste. C'est l'inverse du poche, que tous ces éditeurs de best-sellers ne sont pas pressés d'utiliser comme dernière étape de prolongation des ventes.
Sapiens : un succès reproductif
« Il y a des livres magiques dont le succès nous dépasse », reconnaît Anne Michel, directrice du département étranger chez Albin Michel, et heureuse éditrice des trois titres de Yuval Noah Harari, tous dans les meilleures ventes des essais et documents de Livres Hebdo/GFK depuis leur parution. Publié le 2 septembre 2015, Sapiens, une brève histoire de l'humanité entame sa quatrième année de présence ininterrompue, toujours aux environs de la 10e place, avec des ventes hebdomadaires oscillant entre 3 500 et 4 000 exemplaires, selon GFK.
« Sapiens est parti d'un cours sur l'évolution de l'humanité que Yuval Noah Harari avait accepté de donner à l'université de Jérusalem, alors qu'il est spécialiste de l'histoire militaire. Personne ne voulait s'en charger, mais le résultat a tellement enthousiasmé ses étudiants qu'ils l'ont encouragé à en faire un livre, publié en 2011 à 5 000 exemplaires par Kinneret », raconte Anne Michel. Il est resté deux ans dans les meilleures ventes du pays. Alertée par La Nouvelle Agence, l'éditrice remporte les enchères pour la France. « J'étais persuadée que c'était un très bon livre, nous l'avons tiré d'emblée à 25 000 exemplaires, avec l'objectif d'atteindre 40 000 à 50 000 ventes : c'était quand même un défi, l'auteur était inconnu, son propos était très ambitieux, il synthétisait de multiples sujets, avec le risque de voir surgir des universitaires signalant une erreur de celui qui s'aventurait dans leurs spécialités », se souvient-elle.
L'édition française arrive après la publication en anglais. Aux Etats-Unis, Barack Obama, alors président, déclare que c'est son livre favori, de même que Marc Zuckerberg et Bill Gates. En Grande-Bretagne, le chanteur Brian Eno proclame aussi son enthousiasme, parmi de nombreuses personnalités. Avec de tels attachés de presse, il a été plus facile de convaincre les médias français.
En juin 2017, le lancement d'Homo deus : une brève histoire de l'avenir (tiré à 100 000 exemplaires) fut un événement intellectuel et mondain au collège des Bernardins, à Paris. Tiré à 120 000 exemplaires pour son lancement fin septembre, 21 leçons pour le XXIe siècle, le troisième livre de l'universitaire israélien, s'est immédiatement installé en haut des meilleures ventes, presque une routine. Pour le moment, il n'en a pas écrit de quatrième. Hervé Hugueny
Les quatre accords toltèques : en douce
L'auteur des Quatre accords toltèques, Don Miguel Ruiz, 65 ans, fait des études de médecine pour devenir neurochirurgien. Après une soirée trop arrosée, il a un accident de voiture, fait l'expérience de mort imminente (NDE) et de sortie de son corps. On est au début des années 1970 et ce Mexicain élevé par une mère curandera (guérisseuse) et un grand-père nagual (chaman) change de vie pour se tourner vers la maîtrise de la sagesse ancestrale toltèque, cette civilisation (Xe-XIIIe siècle) qui précéda les Aztèques dans la région de Teotihuacan. Voilà pour la légende, racontée en quatrième de couverture de son long-seller.
Devenu un maître dans sa discipline - nagual de la lignée des Chevaliers de l'Aigle -, il « a eu la sagesse de l'occidentaliser pour qu'elle puisse être partagée », explique son éditeur en langue française, Jacques Maire, fondateur de Jouvence. Dans les années 1990, le chaman s'installe aux Etats-Unis, en Californie. Il publie en 1997 Les quatre accords toltèques, qui propose, sans folklore à part quelques pictogrammes, quatre principes à pratiquer au quotidien pour s'engager sur la voie de la liberté personnelle, grâce à beaucoup d'amour inconditionnel.
Jouvence achète les droits en 1999 auprès d'un agent. « Nous étions l'un de ses premiers éditeurs en Europe. Le livre a démarré doucement », se souvient Jacques Maire. 2 500 exemplaires la première année, 10 000 exemplaires cumulés au bout de trois ans... le coup d'accélérateur arrive avec l'édition poche en 2005. Jouvence crée exprès une collection afin d'acquérir les droits du petit format. L'année suivante, le titre s'écoule à près de 20 000 exemplaires, 26 300 en 2007, 39 000 en 2008, 48 000 en 2009... pour arriver à 260 000 ventes rien que sur l'année 2017. Le long-seller progresse chaque année avec des ventes cumulées qui atteignent 1 838 000 exemplaires pour Jouvence. L'éditeur a décliné le livre en éditions luxe, grand format, poche, anniversaire, etc., avec une préface inédite ou des signets reproduisant chacun des accords : « Que votre parole soit impeccable », « Quoi qu'il arrive, n'en faites pas une affaire personnelle », « Ne faites pas de suppositions », « Faites toujours de votre mieux ».
Anne-Laure Walter
Journal d'un dégonflé : la loi de la série
Jeff Kinney ne se rêvait pas écrivain mais dessinateur de presse. Concepteur de jeux vidéo (il travaille toujours sur Poptropica qu'il a créé), il dessine son héros en 1998 mais ne le poste sur son blog que six ans après. Charles Kochman, directeur éditorial de la division BD d'Abrams (filiale du groupe La Martinière), lui propose alors d'en faire un livre. Le carnet de bord de Greg Heffley, première aventure humoristique d'un collégien, sort en 2007 aux Etats-Unis et devient rapidement un succès mondial. Jeff Kinney est classé en 2009 parmi les 100 personnalités les plus influentes de la planète par Time Magazine.
Pourtant, en France, traduit en 2009 au Seuil Jeunesse, il ne se vend qu'à 10 000 exemplaires, ce que ne s'explique pas Hervé de La Martinière, alors P-DG du groupe. En 2010, celui-ci décide de passer à l'offensive en republiant le tome 1 dans une nouvelle traduction par Nathalie Zimmermann, avec une communication et une mise en place de 20 000 volumes. Le livre décolle et la série s'installe, désormais alimentée par un titre par an. Chaque nouveauté atteint 100 000 ventes, et les 12 titres parus totalisent 2,5 millions, dont 500 000 pour le tome 1. Le 13e, Totalement givré !, est en librairie depuis le 8 novembre. Au total, la saga atteint 200 millions de ventes dans le monde.
Antihéros par excellence, Greg « incarne les pires détails de mon adolescence », explique l'auteur. L'histoire de ce loser magnifique qui rêve de dormir au lieu d'aller au collège, a lancé le genre du roman illustré pour les 8-12 ans, touchant autant les lecteurs que les lectrices. « Aux côtés de la vague des gros romans fantastiques, il répond à un besoin de texte ancré dans le quotidien, et à celui d'un héros auquel s'identifier », note Thomas Leclere, responsable éditorial du Seuil Jeunesse. D'une lecture facile, il « est souvent le déclic qui amène à la lecture », précise Olivia Godat, responsable communication et promotion du Seuil Jeunesse, qui en fait le slogan de la promotion.
Jeff Kinney passe neuf mois sur chaque titre, dont six à chercher des gags. En 2015, il a ouvert une librairie à Plainville où il habite, An Unlikely Story, et avoue : « Tant qu'il y aura des lecteurs, je continuerai à écrire. » Claude Combet