Vers la fin de son livre, dans une page très nostalgique - c’est le moment où vient de mourir Myriam, sa tante "débile légère", dernière survivante de cette famille si singulière -, Gilles Leroy, qui atteint ses 55 ans, s’interroge : "A un âge avancé, était-il nécessaire d’aller dans ces régions de nos êtres où ça fait mal, où ça souffre encore comme à cinq ans ?" La réponse est oui, bien sûr, en particulier pour un écrivain qui a souvent placé l’intime au cœur de son œuvre, presque entamée avec un récit intitulé Maman est morte (Mercure de France, 1990). Gilles Leroy renoue donc ici avec sa veine autobiographique, mais d’une façon rare, puisque son projet consiste essentiellement à raconter l’histoire de sa famille, de ses parents, leurs existences, avant sa propre naissance. En général, les hommes s’interrogent pour savoir ce qu’il y a après la mort. Le romancier, lui, reconstitue ce qu’il y a eu avant la vie, sa vie.
Gilles, qui a failli s’appeler William, puis Billy, est né de la rencontre et de l’amour improbable entre André, 17 ans, et Eliane, 20 ans à l’époque, orpheline de père tué à la guerre et fille d’une couturière. De milieu modeste, donc, mais volontaire, elle est devenue la secrétaire-dactylo d’officiers supérieurs dans l’aviation. Fils de boucher, André est un petit blouson noir de la banlieue sud, bricoleur, joueur, mais apparemment charmant. Il leur faudra des mois pour que sa famille à lui, surtout sa sœur Paule, une folle furieuse intéressée qui harcèlera par la suite son neveu, accepte leur liaison, ce détournement de mineur par une mineure. Il faut dire que la jeune femme est vite dans un état "intéressant". Lorsque le volage André se décidera enfin à épouser Eliane, laquelle avait dans un premier temps songé au suicide, puis à l’avortement, celle-ci est enceinte de quatre mois, d’une supposée Muriel. On connaît la suite. L’accouchement se fera dans la douleur, et le jeune couple mènera une existence chaotique, pas vraiment misérable mais guère loin. Après avoir échappé à la guerre d’Algérie, André a longtemps vécu d’expédients, avant de réussir un peu.
Plus tard, Paule, hystérique, découvre que la famille Leroy est d’origine juive et se met à empoisonner la vie de tous. C’est l’un des derniers épisodes du livre, bien après la mort d’Eliane et d’André, parents terribles mais adorés par leur fils, lequel reviendra certainement dans un autre livre sur la suite de son histoire, très personnelle mais qui touche tous les lecteurs. J.-C. P.