Lors de l’inauguration du 29e Salon du livre et de la presse de Genève, organisé du 29 avril au 3 mai, la conseillère d’Etat Anne Emery-Torracinta a dévoilé en avant-première les principaux éléments d’une enquête réalisée fin 2014 sur les habitudes de lecture et d’achats de livres en Suisse, officiellement présentée à l’automne prochain. Parmi ceux-ci s’impose "le très fort attachement au papier et aux librairies indépendantes, a-t-elle révélé. La moitié des clients achètent plus de dix livres par an indépendamment du prix." Cet attachement est vérifié par les éditeurs français, qui assurent près de 80 % de l’offre éditoriale en Suisse romande. D’après les statistiques douanières retraitées par la Centrale de l’édition, ils ont enregistré l’an dernier une hausse de 12,4 %, à 105 millions d’euros, de leurs exportations sur ce marché, le deuxième plus important à l’étranger (1). La performance est d’autant plus remarquable qu’elle contraste avec la baisse enregistrée en Belgique et au Canada, respectivement premier et troisième marchés à l’export pour les Français.
L’attachement aux livres et aux librairies rassure alors que, depuis la réappréciation du franc suisse face à l’euro en janvier (+ 20 %), les équilibres concurrentiels se trouvent bousculés. Le Salon du livre de Genève, profitant certes des effets de sa nouvelle formule fondée sur une programmation riche et innovante, affiche un beau maintien de sa fréquentation (95 000 visiteurs), mais aussi de ses ventes. Au quotidien, les libraires romands observent que le choc monétaire n’a pas, pour l’instant tout au moins, suscité de catastrophe. Pour Céline Besson (L’Etage, à Yverdon), comme pour Véronique Rossier (Nouvelles pages, à Carouge), "les clients restent là, contrairement à ce qui s’était passé lors du choc monétaire de 2011-2012. Il faut croire que la campagne de sensibilisation organisée lors du référendum sur le prix unique a porté ses fruits. Bien que ce dernier ait été rejeté, le public a pris conscience de l’intérêt des librairies indépendantes et des raisons pour lesquelles les prix y sont plus élevés."
Préoccupé
Plus préoccupé, Pascal Vandenberghe, P-DG de Payot, premier libraire de Suisse romande avec 11 points de vente, estime qu’il y a quand même eu "un arrêt de la reprise qui était engagée depuis 2013. La croissance de 2,5 % de nos ventes l’an dernier est aujourd’hui retombée. En nombre de volumes vendus, nous sommes à zéro sur les premiers mois de l’année." Une tendance que confirme Josée Cattin, directrice d’Interforum Suisse : "A la fin avril, sur quatre mois, nous sommes à + 1 % en volume et - 2 % en valeur, alors que sur l’année 2014 nous étions, respectivement, à + 3,5 % et + 2 %." Si le marché se maintient, c’est parce que la profession a immédiatement réagi au choc monétaire en rendant plus compétitive l’offre issue de la zone euro grâce à des baisses de prix, entre 6 % et 10 % en moyenne. "On a retrouvé les niveaux tarifaires de 1990", observe Patrice Fehlmann, P-DG de l’OLF, premier distributeur en Suisse romande avec plus de 70 % du marché.
Surremises
Sachant que l’offre importée voit déjà son prix de vente majoré de 20 % à 35 % par l’application d’une tabelle, justifiée, pour partie au moins, par l’organisation d’un service de qualité au sein de la chaîne, l’envoi au public d’un signal positif en matière tarifaire était important. Par ailleurs, conscients de la fragilisation des libraires liée aux pertes de marges induites par ces baisses de prix, nombre de diffuseurs-distributeurs ont en même temps décidé de leur octroyer des surremises à titre compensatoire. A ce jour, Hachette est le seul, et non le moindre, à n’avoir pas encore bougé. Mais les négociations continuent. Pour les éditeurs suisses qui exportent beaucoup vers la France, l’appréciation du franc suisse a aussi souvent imposé la pratique de baisses de tarifs pour rester attractifs sur le marché français.
Dès lors, les récentes initiatives politiques prises pour soutenir la création et la diffusion des livres apparaissent bienvenues. A l’échelle de la Confédération, le message culture pour la période 2016-2020, en débat au Parlement, prévoit pour la première fois un soutien structurel aux maisons d’édition pour 1,9 million de francs suisses (1,8 million d’euros). A l’échelle des villes, Genève, pionnière avec des aides aux éditeurs et aux auteurs mais aussi, depuis l’an dernier, des bourses pour les librairies indépendantes, fait des émules. Lausanne a décidé en 2014 de renforcer sa politique du livre et de la lecture en réorganisant ses structures et en créant un poste de délégué à la politique du livre de la ville, confié depuis le 1er avril à Isabelle Falconnier, présidente du Salon du livre de Genève et critique littéraire à L’Hebdo. Ces mesures s’inscrivent à côté de la création d’une Maison du livre et du patrimoine à Lausanne, censée réunir en 2018 les bibliothèques municipales, les Archives et le Centre BD. A l’échelle des cantons, une réflexion a été également été engagée pour développer une politique du livre en Suisse romande. Enfin, un projet de modification de la loi sur la TVA, visant à harmoniser l’ensemble des taux et à taxer nombre de produits importés via Internet, dont les livres, est actuellement discuté.
Un regain de dynamisme touche aussi la librairie et l’édition. Côté enseignes, Payot a ouvert le 20 mars un très beau magasin de 1 800 m2 en plein cœur de Genève (2). Et des rumeurs insistantes évoquent une prochaine implantation de la Fnac à Sion (voir encadré).
"Décalée et punk"
Côté éditorial, un renouveau est également perceptible avec l’apparition de jeunes maisons telles qu’Olivier Morattel éditeur, Hélice Hélas, Torticolis & Frères ou encore BSN Press. Se distinguant de leurs aînés par une production moins académique, voire "décalée et punk" pour Hélice Hélas, ces nouveaux venus redoublent d’idées pour promouvoir leurs ouvrages, tant sur le plan graphique qu’événementiel. Mais le renouveau passe aussi par des transmissions. Après la reprise ces dernières années de Zoé par Caroline Coutau, de L’Age d’homme par la fille de son fondateur, Andonia Dimitrijevic, de La Baconnière par Laurence Gudin et de Favre par Libella, Labor & Fides (religion et sciences humaines) changera de mains à son tour au 1er juillet. Gabriel de Montmollin passera le flambeau à Matthieu Mégevand, historien des religions, spécialiste de l’islam et auteur. A la tête depuis vingt-trois ans de la maison, l’éditeur suisse, qui est et restera président du Cercle de la librairie et de l’édition à Genève, entend se consacrer aux problématiques de la profession et réfléchit à la mise en place d’un observatoire de la vie économique du livre en Suisse romande.
Fragilités
Des fragilités subsistent néanmoins. Commercialement, face à des prix parfois supérieurs de 60 % au prix public français dans les librairies romandes, la compréhension du public suisse, même doté d’un enviable pouvoir d’achat, risque d’avoir ses limites. Surtout que la problématique monétaire pourrait encore se durcir si l’euro devait se déprécier encore. Certains craignent que la Fnac, qui s’approvisionne depuis 2013 directement en France et échappe ainsi à la tabelle, finisse dans ce pays où les prix des livres sont libres par se montrer plus agressive alors qu’elle pratique aujourd’hui des tarifs en phase avec ceux de ses confrères.
Le maillon de la diffusion, largement entre les mains de maisons françaises, fait lui aussi l’objet de préoccupations. Au-delà de la cession de Volumen à Interforum, certains imaginent déjà celle du Seuil-La Martinière qui toucherait alors directement Servidis, sa filiale à 50 %, diffuseur et deuxième distributeur en Suisse romande. Parallèlement, la condamnation émise par la Commission de la concurrence (Comco) contre les principaux diffuseurs français pour entrave à la concurrence, actuellement en appel au tribunal administratif fédéral, constitue toujours une menace.
(1) LH 1038, du 17.4.2015, p. 30-31.
(2) LH 1035 du 27.3.2015, p. 20-21.
Zoé réédite l’histoire de la littérature suisse romande
Directrice des éditions Zoé, Caroline Coutau a pris l’heureuse et courageuse initiative de redonner vie à l’Histoire de la littérature en Suisse romande. Publiée à l’origine en quatre volumes entre 1996 et 1999 par Payot-Lausanne, cette somme couvrant sept siècles d’histoire littéraire n’était plus disponible depuis une dizaine d’années, d’autant que son éditeur avait cessé son activité en 2008.
Parue à la mi-avril, la nouvelle édition de cet ouvrage de référence, qui rassemble de nombreuses collaborations de spécialistes sous la direction de Roger Francillon, a été présentée le 1er mai au Salon du livre de Genève. Enrichie pour les années 2000 (jusqu’à 2014), elle réussit la prouesse de tenir en un seul volume - 1 728 pages tout de même ! Depuis Othon de Grandson, en passant par Calvin, Jean-Jacques Rousseau, Blaise Cendrars, ou encore Charles-Ferdinand Ramuz, cette rétrospective conduit aux contemporains parmi lesquels Jacques Chessex (mort en 2009), Philippe Jaccottet, Jean-Luc Benoziglio (mort en 2013), Noëlle Revaz, Jean-Marc Lovay et bien sûr Joël Dicker. Tous ces auteurs, et bien d’autres, ont le mérite d’être présentés dans leur contexte, car l’ouvrage retrace aussi les grandes évolutions historique, culturelle et éditoriale en Suisse romande.
La dernière partie, de 1968 à nos jours, fait l’objet d’une présentation plus thématique afin de rendre compte des changements en cours dans les différents secteurs éditoriaux. Témoignant clairement de la vitalité de la vie littéraire en Suisse romande, l’ouvrage a été soutenu par Pro Helvetia.
Histoire de la littérature en Suisse romande, Zoé. 1 728 p., 49 €. ISBN : 978-2-88182-943-7.
Genève : les francophones parlent aux francophones
Le Salon du livre de Genève s’est appuyé sur le cosmopolitisme de la ville pour accueillir les premières Assises de l’édition francophone.
Le Salon du livre de Genève a organisé les 29 et 30 avril ses premières Assises de l’édition francophone. Elles ont réuni une centaine de participants et d’intervenants parmi lesquels plusieurs personnalités de l’édition française, dont Alain Kouck (président d’Editis) et Vincent Montagne (P-DG de Média-Participations et président du Syndicat national de l’édition), mais aussi le ministre de la Culture du Maroc, Mohamed Amine Sbihi, ainsi que des auteurs et représentants français et francophones de la chaîne du livre.
Enjeu
Pour ses initiateurs, les Assises se justifient par l’enjeu que représente la langue française pour 274 millions de francophones dans le monde. Si l’on en croit les statistiques du World Population Prospects et de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF), ce chiffre devrait même tripler d’ici à 2060 sous l’effet du développement démographique en Afrique. Fort du caractère à la fois francophone et cosmopolite de Genève, également neutre vis-à-vis de l’Europe, de l’Amérique du Nord et surtout de l’Afrique, le salon du livre s’est jugé d’autant plus légitime à organiser ces assises qu’il accueille depuis 2003 un Salon du livre africain, et depuis 2014 un Pavillon des cultures arabes, qu’il a développé un espace dédié à la littérature romande et qu’il reçoit chaque année des représentants de l’édition québécoise et de l’édition wallonne.
Au programme des rencontres figuraient la place du français dans le monde et surtout les problématiques de la diffusion des écritures en langue française. Se sont ainsi succédé un face-à-face entre un diffuseur français et une éditrice suisse, un autre entre un critique littéraire parisien et une éditrice belge, différentes tables rondes ainsi que quelques interventions individuelles. Il s’agissait d’identifier les blocages (problèmes de prix de vente, d’équipement en librairie, de reconnaissance…) et d’amorcer des pistes de réflexion. Des expériences ont été présentées, comme celle de l’association Afrilivres, qui entend améliorer la diffusion de ses éditeurs membres dans les pays du Nord, mais aussi l’impact des blogs littéraires pour rendre visibles les ouvrages auprès des différents publics et le développement numérique pour les rendre accessibles.
Les pirates sont de grands lecteurs
L’expérience rapportée par Jean Pettigrew (éditions Alire, au Québec) a particulièrement retenu l’attention. Face aux problèmes de piratage associés au numérique, cet éditeur a décidé d’aller discuter avec les pirates. "On oublie trop que ce sont souvent de grands lecteurs. En échangeant avec eux, il est apparu que l’on pouvait trouver un modus vivendi avec une politique tarifaire acceptable pour tous. Avec un prix inférieur de 40 % à celui de nos livres papier, on s’est aperçu que l’on freinait sensiblement les téléchargements illégaux."
Présidente du salon, Isabelle Falconnier a salué l’absence de complexes avec laquelle les problématiques ont été abordées. Un constat encourageant pour envisager une suite à cette première édition.