"Vils ! vils ! nous qui, dans le vigoureux larcin de la nature, puisons une constitution plus forte et des qualités plus énergiques qu’il n’en entre dans un lit ennuyé, fatigué et dégoûté, dans la génération d’une tribu entière d’imbéciles engendrés entre le sommeil et le réveil ! Ainsi donc, légitime Edgar, il faut que j’aie vos biens : l’amour de notre père appartient au bâtard Edmond comme au légitime Edgar." Dans la tirade d’Edmond dans Le roi Lear, fils puîné et illégitime du comte de Gloucester, tout est dit de l’inégalité de traitement desdits bâtards ou enfants naturels au temps de Shakespeare. Dans la France d’Ancien Régime, à la même époque, les lois coutumières héritées de l’époque féodale allaient se fixer et réserver également un sort particulier aux personnes nées hors mariage. Une tache au front : la bâtardise aux XVIe et XVIIe siècles de Sylvie Steinberg, historienne à qui l’on doit un ouvrage sur le travestissement de la Renaissance à la Révolution, La confusion des sexes (Fayard, 2001), est une passionnante anthropologie de la filiation naturelle.
Au Moyen Age et dans certaines provinces où la coutume est maintenue, le bâtard, proche du serf, doit le chevage, "une somme annuelle de 12 deniers parisis payée au roi […] le jour de la Saint-Rémi d’octobre", et le formariage, une redevance dont doit s’acquitter toute personne bâtarde quand elle épouse quelqu’un qui n’est pas de sa condition. Le droit positif - une loi du royaume "souveraine" - s’intéresse tôt à ces questions de filiation et de descendance. Les litiges sont nombreux qui surviennent dans les familles nobles, car l’octroi des privilèges dont l’exemption d’impôts mais aussi la transmission du patrimoine sont matière qui fâche. Dans cette judiciarisation de la bâtardise, c’est l’intérêt de l’enfant, "victime" de ses parents, qui tend à être pris en compte. La légitimation (l’acte par lequel le père reconnaît l’enfant) évite les infanticides ou les abandons d’enfants et encourage le(s) parent(s) à pourvoir aux besoins de leur progéniture naturelle. Elle prévient le reniement abusif du fruit de l’union extraconjugale. Ainsi les tribunaux appliquent-ils la présomption de paternité : Pater is est quem nuptiae demonstrant, "Celui-là est le père que le mariage désigne". En matière patrimoniale, la discrimination demeure. Si aux "bâtards du roi", force titres et faveurs peuvent échoir, jusqu’à la possibilité d’accéder au trône dans le testament de Louis XIV (au scandale de Saint-Simon…), le bâtard peut hériter mais moins.
Ce livre, qui montre comment cette "souillure" constitutivement liée au péché (fornication, adultère, viol, inceste) va évoluer grâce aux juristes vers une sécularisation de la faute et des questions de patrimoine et de contrats, est d’autant plus captivant que nous le lisons à l’heure des nouvelles techniques de procréation où se pose à nouveau la question de la filiation. Sean J. Rose