Pour écrire son Art français de la guerre (prix Goncourt 2011, Gallimard), Alexis Jenni a été inspiré par Le transfert d’une mémoire (La Découverte, 1999). L’essai de Benjamin Stora est réédité et actualisé dans la seconde partie de ces Mémoires dangereuses, mais il est surtout précédé d’un dialogue éclairant entre l’historien et l’écrivain.
Sur fond de montée du Front national, les deux auteurs examinent ce transfert de mémoire, mais aussi ce ressentiment, cette incompréhension de ce qui s’est passé d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, cette "nostalgérie". Au centre de cet échange, il y a cette guerre sans nom, jamais vraiment digérée justement parce qu’on ne l’a jamais nommée. Benjamin Stora parle de "sudisme à la française" car c’est de là qu’est sorti cet imaginaire colonial. L’infériorisation juridique de l’immigré ou la notion de "préférence nationale" viennent de cette Algérie coloniale.
"La France se considérait comme le centre d’une histoire profondément européenne, occidentale, absolument pas comme partie prenante d’une histoire venant de l’Afrique ou du monde arabe." Une France "de race blanche", dirait Nadine Morano. Oui, mais après la guerre d’Algérie, les choses ont changé. Trois millions de personnes sont arrivées en métropole après avoir connu l’Algérie française. 7 % de la population, ce n’est pas rien ! "De sorte que l’Arabe renvoie aussitôt aux figures coloniales de l’Arabe." Bref, on n’en sort pas. Voilà pourquoi Alexis Jenni considère qu’il faut "agrandir" notre passé. "Si nous n’intégrons pas notre passé dans un récit global, notre avenir est impossible."
Or, que fait-on ? On cloisonne les mémoires, on communautarise le souvenir et fatalement on cultive l’incompréhension. Chacun veut intégrer l’histoire, mais à sa façon, dans une sorte de concurrence victimaire. Les religieux en ont profité pour s’engouffrer et aviver la guerre des mémoires avec des préoccupations qui n’ont rien à voir avec la volonté d’enseigner l’histoire. Or, il n’y a rien de pire que l’abandon. C’est sur ces friches que poussent les mauvaises herbes de la rancœur et de l’ignorance. La misère fait le reste. Jenni évoque son passé de prof dans le nord de la France avec cette colère sociale liée à l’augmentation des inégalités et à la pauvreté que l’on dissimule derrière un paravent ethnique pour la rendre moralement supportable, alors qu’elle est humainement indécente.
Tout cela parce qu’on ne regarde de cette histoire que la fin. Cela rend incompréhensible ce déchaînement, cette brutalité. Pour en saisir l’origine, il faut revenir au début, à 1830, au système colonial injuste et violent.
Derrière ce dialogue, chacun formule l’espoir d’une France réconciliée avec sa mémoire. Mais ce débat montre bien l’ampleur de la tâche pour parvenir à réconcilier le passé avec le présent dans la perspective d’un avenir non seulement apaisé, mais surtout commun. C’est bien sûr le travail des historiens, mais c’est aussi le devoir des politiques.
Laurent Lemire