Le livre d’Alain Finkielkraut, Un coeur intelligent (Stock-Flammarion), reçoit en cette rentrée un accueil favorable dans la presse et les médias. Il touche une audience peut-être au-delà des lecteurs habituels de cet auteur. La raison en est qu’il parvient à décrire avec précision les modalités par lesquelles le roman entre en résonance avec la manière dont les lecteurs se racontent. Avec élégance et érudition, il met en dialogue les existences individuelles (y compris celles des auteurs) et les textes romanesques. Pour autant, est-ce que « être homme, c’est confier la mise en forme de son destin à la littérature » ? Est-ce que « le principal obstacle qui se dresse entre nous et le monde voire entre nous et nous-mêmes est d’ordre romanesque » ? Bien sûr nos contemporains ont recours au récit pour se raconter. Ils déploient des efforts considérables pour se raconter à des proches voire en public. Ils construisent leur identité de manière biographique et le roman forme un prisme à l’aune duquel ils explorent leur vie. Ainsi, le roman a de l’avenir parce qu’il est porteur d’une « vérité de la fiction » (J.- P. Esquenazi) à même d’éclairer nos existences troublées. Malgré cela, la littérature ne saurait former la modalité unique du rapport au monde et à soi. Les individus font également l’expérience d’eux-mêmes et du monde de manière sensible. J.-C. Kaufmann ( L'invention de soi ) pointe avec justesse l’importance des sensations dans la construction de l’identité individuelle. Nous sommes aussi les parfums que nous reconnaissons, les musiques que nous écoutons, les images qui nous parlent, la douceur d’un soleil couchant, le plat que nous dégustons, etc. Pour citer J.-C. Kaufmann, si « l'identité est l'histoire de soi que chacun se raconte », (p. 151) (...) « il y a vraisemblablement beaucoup plus d'images que de récits dans le fonctionnement ordinaire de l'identité » (p. 169). Le récit de nous-même est premier car c'est par lui que nous consolidons notre unité mais les images et sensations (agréables, repoussantes, suggestives, agaçantes, etc.) peuplent notre esprit et participent à sa fragmentation. Nos contemporains font l'expérience d'eux-mêmes de façon sensible et pas seulement à travers leur récit. Quand il vante les bienfaits de la littérature (« Le tout est de savoir laquelle » nous prévient-il), A. Finkielkraut met en avant cette conception biographique de l'individu. Sa prévention souvent exprimée à l'égard des images (que ce soit le cinéma ou la BD) révèle l'éviction de cette modalité du processus identitaire. Il tend à universaliser une conception et une expérience qui ne recouvre pas toutes les modalités de définition de soi. La littérature est sans doute une richesse mais elle n'est pas toute la vie. Peut-être faut-il le regretter (à voir) mais la relation avec le monde et avec soi passe aussi par notre corps.
17.10 2013

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