Auteure de pièces jouées partout dans le monde, telles Conversations après un enterrement (1986), Art (1994) ou Comment vous racontez la partie (2011), metteuse en scène de théâtre et de cinéma, Yasmina Reza s'est peu aventurée dans le domaine romanesque. Après Adam Haberberg (Albin Michel, 2003), qu'elle a ensuite repris sous le titre Hommes qui ne savent pas être aimés (Le Livre de poche), la revoici en librairie avec une ronde d'une rare virtuosité, Heureux les heureux.
Le roman choral fait se succéder au premier plan de nombreux protagonistes ayant tous un lien entre eux. Le lecteur fait d'abord connaissance avec Robert Toscano lorsqu'il remplit son chariot des courses pour le week-end au supermarché. Le journaliste est accompagné de sa femme Odile, la mère de leurs deux fils, une avocate, dont on apprendra plus loin qu'elle a un amant. Les courses, on le sait, c'est souvent la plaie. Le ton monte vite pour une histoire de fromage, les engueulades et les menaces tonnent. D'ailleurs, Odile trouve que tout énerve Robert, "les opinions, les choses, les gens". Sauf que, d'après elle : "On accepte d'un héros de la littérature qu'il se retire dans la région des ombres, pas d'un mari avec qui on partage la vie domestique."
Ensuite, Vincent Zawalda accompagne sa vieille mère à sa séance de radiothérapie. Celle-ci est une dame veuve, dure d'oreille, bavarde et persuadée que "le monde est une vallée de larmes". Les Hutner, Pascaline et Lionel, eux, sont des amis de toujours des Toscano. Les pauvres ont un sérieux problème avec leur fils Jacob et ne supportent pas "la moindre nuance d'humour sur le sujet". Il faut dire que le jeune homme est fou de Céline Dion au point de se prendre pour la chanteuse canadienne et de parler comme elle...
Citons encore Marguerite Blot, professeure d'espagnol qui s'est éprise d'un collègue affublé de "la coiffure des Beatles cinquante ans après". Philip Chemla, cancérologue qui désire "souffrir d'amour" et confesse qu'il trouve son plaisir avec des inconnus qu'il paye. Ou Hélène Barnèche, qui estime que "les émotions sont effrayantes" et affirme qu'elle voudrait que "la vie avance et que tout soit effacé au fur et à mesure".
Sur un rythme endiablé, Yasmina Reza traite de l'amour et de l'amitié, du mariage et de la famille, de la vie et de la mort. L'auteure de L'aube le soir ou la nuit (Flammarion 2007, repris en J'ai lu) connaît sur le bout des doigts la psychologie complexe des hommes et des femmes, quel que soit leur âge. Elle met à nu leur force et leur fragilité, leurs petits arrangements avec la réalité à l'aide d'une plume affûtée. La romancière réussit ici à tisser les fils d'une comédie humaine où l'on rit parfois franchement avant d'avoir le coeur serré. Composé et orchestré avec un art aigu des situations et des dialogues, Heureux les heureux sonne juste grâce à une formidable galerie de personnages.