Bien sûr, il n'y a pas qu'en Chine que la conquête du pouvoir par un prince et surtout son maintien à la tête de l'Etat se sont exercés grâce à la violence la plus extrême. Mais, de ses origines jusqu'à nos jours, et même si les complots et règlements de comptes actuels paraissent moins sanglants que sous Mao -, l'histoire chinoise peut se lire comme une succession de guerres, d'annexions, de coups d'Etat, de crimes et de châtiments. On en prendra pour exemple cet épisode authentique du règne du prince Zheng de Qin, devenu Shi Huangdi, le "Premier Empereur", maître de la Chine de 221 à 207 avant Jésus-Christ, dont François Cheng a fait un conte, philosophique et poétique à la fois, extrêmement oriental et tout en délicatesse.
Le nom de Shi Huangdi demeure illustre et révéré par les Chinois en tant que fédérateur du pays, l'épée à la main ; constructeur de la Grande Muraille sur les cadavres des millions d'ouvriers qui y suèrent sang et eau, et bâtisseur d'un mausolée démesuré près de Lindong, non encore fouillé. Plus de deux millénaires après, c'est toujours un tabou d'Etat. Maladivement superstitieux, d'une paranoïa et d'une cruauté extrêmes, le souverain échappa à nombre de tentatives d'assassinat. Dont celle élaborée, comme malgré eux, par une femme et deux hommes, une espèce de "Bande des Trois" à la destinée particulièrement dramatique.
Le pilier, la lumière autour de laquelle tournaient les deux garçons, c'est la belle Chun-niang (Dame Printemps), une jeune paysanne vendue par ses parents affamés à des aubergistes, violée, puis prise en pitié par ses employeurs. C'est dans leur taverne qu'elle rencontre Gao Jian-li, un musicien-chamane, virtuose du zhou, une sorte de harpe à cordes frappées, ainsi que Jing Ko, un mercenaire redresseur de torts. Selon la tradition, le barde incarne le yin, l'énergie féminine et artistique, et le chevalier le yang, l'énergie virile et guerrière. Schématiquement. Chacun d'entre eux est ébloui par la jeune fille, à qui il voue une passion chaste et pure. Et une amitié sincère, sans nuages ni jalousie, lie entre eux les garçons.
Ça commence comme un conte de fées, mais le destin malin veille. Chun-niang est appelée un jour au Palais royal, à la cour du roi vieillissant, dont elle devient l'une des concubines. C'est plus que n'en peuvent supporter Jing Ko et Gao Jian-li. Le premier tente d'assassiner le tyran, échoue et meurt massacré. Le second, que le prince cruel a fait aveugler, essaie lui aussi de le tuer, échoue, et succombe, au terme d'atroces tortures. Bien des années après, Dame Printemps, la seule survivante, n'a pas oublié ses chevaliers servants. Leurs ombres reviennent la visiter, à qui elle a dédié un long poème sur quoi se clôt le récit de François Cheng, ce Chant des âmes retrouvées qui célèbre les "Ames aimantes, tentantes, aimantantes »...
Pour composer ce court récit polyphonique, François Cheng a puisé dans la culture de son pays natal, dans sa virtuosité de poète, et dans sa propre sensibilité. Le lecteur, confucéen ou taoïste ne manquera pas d'y trouver matière à méditation, par exemple sur la vanité des puissants.