Les rapports, forcément tumultueux, entre le livre et le feu semblaient, jusqu’à ce mois de septembre 2010, appartenir aux siècles passés. Pour mémoire, l’autodafé a longtemps existé pour la démonstration publique, la beauté de la flambée, l’édification et la satisfaction des masses. Les derniers autodafés « spectaculaires » sont attribués aux nazis. Mais les vrais censeurs, en bons bibliophiles, ont toujours pris soin de collecter quelques exemplaires à placer à l’abri, en « réserve ». Et même, d’organiser savamment cette étrange collectionnite, désignée communément sous le nom d’« Enfer ». Le terme serait né, au XVII e siècle, pour désigner « le grenier du couvent des Feuillants dans lequel on avait exilé les livres hérétiques ». Pascal Pia avait d’ailleurs relevé, en préface à son célèbre volume bibliographique sur l’ Enfer de la Bibliothèque nationale : « qu’il y ait un enfer des imprimés, cela donne presque à rêver, même à qui ne lit jamais. Le feu est l’un des éléments de la mythologie du livre. Le calife Omar passe pour avoir fait incendier ce qui restait de la Bibliothèque d’Alexandrie après les ravages qu’y avaient provoqué deux cent cinquante ans plus tôt les brandons allumés par les légionnaires romains. Durant des siècles, les écrits condamnés par un tribunal ecclésiastique ou par une cour de justice ont été brûlés, et parfois brûlés avec leur auteur ou avec un mannequin le représentant, si le coupable était en fuite » . Les temps, et le climat, changent. Brasier ou immersion sous-marine, que choisir ? La nouvelle BN hexagonale est à présent au sommet de la modernité : au milieu des années 2000, une panne du système incendie ( sic ) a provoqué une inondation et endommagé plusieurs milliers de livres. On n’arrête pas le progrès. Mais admettons-le, l’autodafé à titre d’exemple – n’en déplaisait à Fahrenheit 451 - était en train de passer de mode. Or, le mois de septembre 2010 nous a « offert » une version remaniée de cette pratique tombée en désuétude. Il y a d’abord eu ce pasteur de Floride, visiblement très allumé, qui a agité, sous les caméras de télévision du monde entier, le projet de brûler des Corans en guise d’anniversaire-représailles des attentats du 11-Septembre. Là encore, il s’agissait davantage de « faire un exemple » que d’éradiquer pour de bon un écrit. Après quelques jours de tergiversations et d’interventions en tout genre, l’incendie semblait éteint. Mais voilà que le feu – et l’imbécillité – viennent de se propager en Angleterre. La police britannique a en effet indiqué, le 23 septembre, avoir arrêté six personnes après la diffusion sur Youtube d'une vidéo où l'on voit un groupe d'hommes mettre le feu à ce qui ressemble à des exemplaires du Coran. Le porte-parole de la police de Northumbria a déclaré : « il semble que deux exemplaires du Coran aient été brûlés à Gateshead (nord-est de l'Angleterre) le 11 septembre (…) L'incident a été enregistré et une vidéo a été diffusée sur Internet » . Les images montrent six jeunes hommes portant une capuche ou une écharpe pour dissimuler leur visage, filmés alors qu'ils versent de l'essence sur un livre et y mettent le feu, avant de faire la même chose avec un autre livre. Ces décervelés poussent des cris de joie en regardant le premier livre se consumer, et beuglent « 11 septembre, Journée internationale pour brûler le Coran » et « pour les gars en Afghanistan ». Brûler un livre semble donc toujours inspirer les analphabètes de toutes origines et convictions. Mais cette fois ce ne sont plus les autorités qui mettent en scène la flambée. La police vient même au secours des livres, certes religieux, et veut désormais sanctionner ce geste pour « incitation à la haine raciale ». Seul motif de réjouissance ? Le livre a conservé ce pouvoir symbolique, que la crise de la lecture nous faisait presque oublier.