La devanture est discrète, presque difficile à repérer au milieu des enseignes qui ceinturent la paisible place du marché de Carouge, en périphérie de Genève. Entre la croix lumineuse d’une pharmacie et l’auvent d’une boutique de vêtements, d’étranges lettres multicolores, élancées ou replettes, droites ou penchées, dansent sur deux stores jaunes fanés. "Librerit". Comme "libre et rit", selon l’article qu’un journal genevois a consacré à ce commerce ouvert en 1979 et d’abord situé rue du Temple, à quelques mètres de là. Comme "librairie", passé par la plume d’un enfant à l’orthographe approximative.
Cela tombe bien, les enfants ici sont à l’honneur. "Pour moi, cette librairie c’est un peu comme une boîte à jouets", commente Joël Dicker, qui malgré sa haute stature semble à son aise entre les étagères aux couleurs vives et les mini-tabourets. Il serait même un peu chez lui, l’auteur aux trois millions de ventes, révélation de l’année 2012 avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert (De Fallois/L’Age d’homme), puisque l’une des libraires n’est autre que Miriam Dicker, sa mère. On imaginerait volontiers le Genevois de 30 ans s’éveillant à la lecture dans l’arrière-salle de La Librerit, et passant ses mercredis après-midi entre T’choupi et Petit Ours Brun. Mais Joël Dicker avait déjà 15 ans lorsque Miriam, psychologue de formation, a "réalisé son rêve" en acceptant d’épauler la propriétaire, Véronique de Sépibus, obligée de partager son temps entre Carouge et Paris. "Ma curiosité pour la lecture était là avant que ma mère ne commence à travailler à La Librerit", raconte le romancier.
Maîtrise du temps
Un père professeur de français, un oncle qui a pour habitude de lui donner à lire chaque semaine des articles découpés dans LeNouvel Observateur… Et la fameuse histoire avant de dormir, qui chaque soir aiguise sa curiosité, "à la manière des feuilletons" du début du siècle. Chez Joël Dicker, le plaisir de la lecture est venu de cette maîtrise du temps, à laquelle il accède dès qu’il parvient à déchiffrer seul les pleins et les déliés. Le goût de l’écriture est lui aussi précoce. "Il a toujours écrit, depuis petit. Je n’ai pas été si surprise quand il a publié son premier roman [Le dernier jour de nos pères, De Fallois/L’Age d’homme, 2012] après avoir gagné le prix des Ecrivains genevois", note sa mère.
Modeste, Miriam Dicker n’est pas du genre à mettre en avant la notoriété de son fils. Si Le livre des Baltimore (De Fallois), paru le 30 septembre dernier, trône en bonne place sur un présentoir près de la caisse, ce sont plutôt les représentants et collaborateurs qui auraient tendance à s’enorgueillir de côtoyer la star des lettres suisses. Naturellement, c’est par La Librerit que le jeune auteur a entamé sa grande tournée de signatures pour son troisième roman. Un périple d’une centaine de dates, l’amenant notamment, au lendemain de notre rencontre, aux Etats-Unis. En 2012, au moment de Quebert, ainsi que Joël Dicker désigne son best-seller récompensé du Goncourt des Lycéens et du grand prix du Roman de l’Académie française, il a enchaîné près de 200 rencontres, voyageant de la Suisse à l’Italie, de l’Espagne au Mexique. L’exercice est prenant, parfois même épuisant psychologiquement, lorsqu’il faut maintenir la concentration au 200e ou au 300e lecteur. "Mais c’est un juste retour des choses envers les libraires, qui m’ont toujours soutenu, et qui ont fait le succès de mon second livre."
Fidélité
Deux noms surgissent d’ailleurs immédiatement dans la discussion : celui de Christophe Jacquier, gérant de la grande librairie Payot Genève rive gauche, qui a ouvert en mars 2015, et celui de son chef de service, François Duvaut. A l’été 2012, l’un comme l’autre travaillent à l’enseigne Payot de la rue du Marché, qui a fusionné avec celle de la rue Chantepoulet pour donner le nouvel espace de 1 500 m2. "Ils avaient soutenu mon premier roman paru six mois plus tôt, alors que rien ne les y obligeait. Du coup, je suis allé leur porter les épreuves en mains propres, un samedi matin de juillet, curieux de savoir ce qu’ils en penseraient. Je trouve que les choses devraient se passer plus souvent ainsi, de façon aussi simple", dit Joël Dicker.
Le geste a marqué les esprits des deux libraires, d’autant que Bernard de Fallois lui-même a pris le temps d’appeler pour solliciter l’avis des professionnels sur le roman de son poulain. "Lorsqu’il est venu nous annoncer la naissance de son livre, nous avons tout de suite sympathisé", se souvient François Duvaut, accoudé au bar de La Semeuse, le café qui anime une partie du premier étage de Payot rive gauche. "Cela tombait à pic : nous cherchions justement des auteurs suisses à mettre dans le supplément Payot-L’Hebdo spécial rentrée littéraire, je me suis donc engagé à lire les épreuves." Le Français expatrié en Helvétie entame dans un bus sa lecture de ce qui s’appelle encore "La vérité à propos de l’affaire Harry Quebert". Et s’accroche immédiatement à cette histoire d’écrivain en herbe déterminé à prouver l’innocence de son mentor, accusé du meurtre d’une jeune fille. Au bout de 300 pages, il envoie au romancier un rapide courriel : "Un grand succès est possible, peut-être plus." Et fait tout de suite pression pour que le livre intègre la sélection de la rentrée. "C’est la première fois que j’ai pu observer un tel succès, de l’intérieur", souligne François Duvaut, lui qui explique n’avoir d’ordinaire "aucun flair".
De son côté, Christophe Jacquier reste marqué par la fidélité de Joël Dicker à ses deux premiers soutiens. "Le phénomène prenait de l’ampleur, mais il a tenu à nous inviter à déjeuner au lendemain de son grand prix du Roman de l’Académie française. C’est un homme avec beaucoup de tact et de finesse, qui donne des nouvelles régulièrement. Il est d’ailleurs venu deux fois en signatures depuis l’ouverture de Payot rive gauche." Extrêmement sollicité par les libraires depuis trois ans, le Genevois aux airs de garçon sage ne réserve pas sa présence aux seules grandes chaînes. Véronique Rossier, propriétaire de la librairie Nouvelles pages, à 350 mètres de La Librerit, l’a elle aussi reçu par deux fois dans sa boutique. "Il a mis un coup de projecteur sur la nouvelle génération d’auteurs suisses. Et lui-même est bluffant, et sincère", explique celle que les touristes prennent souvent pour la mère du jeune prodige.
Conseil personnalisé
C’est que Joël Dicker, mieux que n’importe quel auteur, connaît bien les problématiques de la librairie indépendante. L’économie en dents de scie, les mois creux, et le "coup de feu salvateur des fêtes de Noël, qui arrive de plus en plus tard". Plus encore peut-être qu’un autre auteur, il est conscient de l’enjeu culturel que représente leur survie. Et assène : "C’est primordial que ces librairies-là résistent, en particulier dans les petites villes. Un libraire est le seul à pouvoir vous fournir un conseil personnalisé, c’est pourquoi je suis plus que dubitatif face au système d’Amazon, qui pratique une forme de nivellement par le bas, en vous proposant ce que vous avez déjà lu." Ce conseil personnalisé, que lui offrent entre autres François Duvaut et Christophe Jacquier - "ils m’ont recommandé il y a quelques mois une biographie de Léon Blum, que je n’ai pas encore eu le temps d’ouvrir" -, Joël Dicker ne peut le dissocier d’une certaine conception de la lecture. Il surprend même par son aplomb lorsqu’il évoque la responsabilité des différents acteurs de la chaîne du livre : "Je crois que les auteurs, les éditeurs, les libraires, et même les journalistes ont le devoir de remettre les gens sur les rails de la lecture. Il n’y a rien qui me fait plus plaisir qu’un lecteur m’expliquant avoir repris goût à la lecture grâce à Quebert, et que je peux orienter vers des auteurs que j’ai aimés."
D’ailleurs, qui trouve-t-on au panthéon de Joël Dicker, hormis Philip Roth auquel il a été si souvent comparé ? L’intéressé cite Romain Gary, Fiodor Dostoïevski, John Steinbeck, découverts au fil de ses études ou en venant flâner dans les rayonnages de La Librerit. L’enseigne est avant tout spécialisée en jeunesse, mais possède un rayon adulte de plus en plus complet. "Je ne sais pas comment elle fait, mais à chaque fois que j’ai eu besoin ou envie d’un livre, ma mère l’avait ici. Et puis, elle me fait de bons prix !" plaisante le trentenaire, en balayant du regard les tables présentant la sélection de la rentrée littéraire de janvier. S’il n’hésite pas à comparer l’endroit à "un refuge", c’est aussi parce qu’on peut venir y prendre un livre, le feuilleter longuement et puis le reposer "sans que personne ne vienne vous embêter". Mais c’est aussi le cas de la librairie Filigranes de Bruxelles, qui prend dans sa bouche des allures de librairie idéale : "C’est un lieu accueillant avec un très grand choix, ouvert 365 jours par an et où vous pouvez passer la journée entière à bouquiner avec un café." Même si vous n’êtes pas fils de libraire.