L’IMEC (Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine) propose une fascinante exposition sur "Les Valises de Jean Genet", conduite par Albert Dichy (le meilleur "genetien" qui soit et le directeur littéraire de l’IMEC) dans sa sublime abbaye proche de Caen, doublée d’un catalogue éponyme.
Albert Dichy nous offre, à travers ces deux bagages que l'écrivain a confiés à mon confrère Roland Dumas, après les avoir trimbalées durant deux décennies - une relecture de la vie de l’immense écrivain, à travers notamment des entrées concernant « L’auteur, l’éditeur et la loi » ou encore une longue lette de Pierre Goldman (écrite depuis la prison de Fresnes un 15 janvier 1973).
Jean Genet, qui passa une partie de son adolescence à tenter de se soustraire à la justice et aux maisons de redressement dans lesquelles celle-ci s’efforçait de le placer, semble avoir consacré sa vie d’adulte à flirter avec les limites, celles de la censure littéraire, mais aussi celles de l’engagement politique, celles de la sexualité et de la délinquance et toutes celles qui poussent le corps au seuil du dernier péril…
Peu recommandable aux yeux des bourgeois
En décembre 1943, il échappe de peu à la déportation alors que, au terme de treize condamnations, il est détenu au camp des Tourelles, étape ultime avant les camps de concentration. Ses prises de position contre la guerre du Vietnam ou en faveur des Black Panthers et de la cause palestinienne lui valent d’être interdit de séjour aux États-Unis – il s’y rend toutefois clandestinement en 1970 – et en Jordanie. Il est poursuivi pour vol (de livres essentiellement qu’il revend ensuite), tente de se suicider, se gave de drogues… Aux yeux du bourgeois, Genet n’est pas une fréquentation très recommandable. Il n’en attend d’ailleurs pas moins. Et quand il écrit dans Pompes funèbres : « Il est naturel que cette piraterie, le banditisme le plus fou qu’était l’Allemagne hitlérienne provoque la haine des braves gens, mais en moi l’admiration profonde et la sympathie. Quand un jour, je vis derrière un parapet tirer sur les Français les soldats allemands, j’eus honte soudain de n’être pas avec eux, épaulant mon fusil et mourant à leurs côtés », c’est sous l’angle de cette révulsion pour l’ordre bourgeois qu’il faut l’appréhender.
Transgressions et délits
La grande œuvre de transgression qu’a été la vie de Genet ne se donne nulle part aussi bien que dans ses livres, qui presque tous ont échoué dans les rets de la censure. Entre 1942 et 1949, cinq de ses premiers romans, interdits pour pornographie, et parfois spontanément livrés à la clandestinité parce que leur auteur les sait « », sont distribués sous le manteau, sans nom d’éditeur pour quatre d’entre eux. Dans Notre-Dame-des-Fleurs (1944), il décrit le monde interlope de l’homosexualité parisienne avant-guerre ; Querelle de Brest (1947) narre l’histoire du marin Querelle, qui tue son amant, attire dans son lit un lieutenant de vaisseau, s’offre à un policier, au patron d’un bar dont il convoite l’épouse, s’éprend d’un jeune assassin… ; la fascination pour les personnages d’assassin constitue également l’un des motifs du Miracle de la rose (1946), et Journal d’un voleur (1949) évoque la jeunesse délinquante et vagabonde de l’auteur. Le lecteur a compris ce qui dans Pompes funèbres (1948) pouvait apparaître à la France bien pensante et humiliée comme l’outrage suprême ; ajoutons à la charge de ce roman ce nouvel extrait : « On me dit que l’officier allemand qui commanda le massacre d’Oradour [Oradour-sur-Glane] avait un visage assez doux, plutôt sympathique. Il a fait ce qu’il a pu – beaucoup – pour la poésie. Il a bien mérité d’elle. »
En 1951, Gallimard s’attèle à la publication des œuvres complètes de Genet. Mais comme il est inconcevable de les publier dans leur version initiale, l’éditeur propose à l’écrivain de se caviarder lui-même ! Ce dont celui-ci s’acquitte avec scrupule, reprenant à ce point ses textes que la cohérence de certains s’en trouve affectée. La même année, l’ensemble des livres de Genet sont frappés d’interdit aux États-Unis ; Notre-Dame-des-Fleurs est censuré en Allemagne jusqu’en 1962 ; et, en 1966, la création des Paravents au théâtre de l’Odéon déclenche un tel scandale que la question de la subvention accordé à ce théâtre public est posée devant l’Assemblée.
Aujourd’hui encore les éditions courantes et les traductions de la plupart de ces cinq textes circulent dans des versions expurgées.