Avec la publication, l'année dernière, de Terra alta, Javier Cercas avait joliment surpris son monde. Lui dont l'ambition littéraire ne s'était jamais démentie ni n'avait été prise en défaut, des Soldats de Salamine à son probable chef-d'œuvre Anatomie d'un instant, n'avait pas hésité à prendre le risque de faire un pas de côté en sacrifiant aux joies de la littérature de genre, en l'occurrence le roman noir. Il le fit comme il fallait, sans jamais prendre de haut ni son lecteur ni ses personnages. En se conformant strictement à l'ADN du polar, sans réserve et avec a contrario une belle jubilation romanesque, Cercas parvenait à livrer un roman finalement profondément personnel, notamment autour des grands thèmes qui parcourent son œuvre, de la filiation au deuil.
Indépendance, le deuxième volet de ce qui devrait constituer une vraie suite noire, porte peut-être encore plus à incandescence ce qui faisait déjà tout le prix de Terra alta. Dans un futur très proche (vers 2025, sans doute), on retrouve l'Inspecteur Melchor, ce fils d'une prostituée assassinée à Barcelone, à la jeunesse délinquante et ayant trouvé la rédemption en prison, notamment par la littérature et tout particulièrement la lecture des Misérables. Il s'est réinventé en policier, héros national pour avoir abattu cinq terroristes islamistes lors des attentats d'août 2017 à Cambrils. Désormais veuf après que sa femme adorée a elle aussi été tuée, il est père d'une petite Cosette à qui il fait chaque soir la lecture de Michel Strogoff... Cette existence paisible et endeuillée est troublée lorsque son ancien chef, exerçant désormais ses fonctions à Barcelone, lui demande de le rejoindre instamment dans la capitale catalane pour l'aider à démêler une délicate affaire, un chantage à la sextape qui s'exerce sur la maire de la ville, une femme très charismatique autant que conservatrice − voire franchement réactionnaire et xénophobe. Menant son enquête, Melchor va découvrir l'étendue du désastre moral de la société catalane traversée par la domination implacable d'une grande bourgeoisie absolument sans foi ni loi et finalement non moins violente que la fange dont est issu l'inspecteur. Pour lui, ce retour au pays natal sera rien de moins que douloureux, le confrontant à ses propres fantômes.
Ce qu'il y a de très étonnant et de particulièrement réussi dans cet Indépendance, c'est combien l'allégresse romanesque de Cercas n'est jamais desservie par la noirceur de son propos. Au contraire, paradoxalement, elle la renforce. Pour autant, le sentiment qui semble par ailleurs prédominer ici chez l'auteur, c'est la colère. Une rage froide le saisit à l'évocation de ce pays, le sien, qui ne se pique d'indépendance que pour mieux cacher l'étendue de sa corruption morale. L'occasion pour lui de revenir sans cesse à ce qui le blesse depuis toujours : les identités perdues, les pays de l'enfance, les voix éteintes au fond du jardin de la mémoire...
Indépendance Traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičić et Karine Louesdon
Actes Sud
Tirage: 18 000 ex.
Prix: 23 € ; 352 p.
ISBN: 9782330165437