Livres Hebdo : Pourquoi avoir accepté la présidence du jury du Grand Prix 2022 des Bibliothèques ?
Hervé Le Tellier : Je connais depuis très longtemps – plus de quarante ans – Fabrice Piault, désormais directeur de la rédaction de Livres Hebdo. Lorsqu’il m’a proposé d’être président du jury du Grand prix 2022 des Bibliothèques, j’ai accepté naturellement, pour la raison simple que la notoriété nouvelle que me donnait le Goncourt me permettait d’agir en faveur de l’accessibilité de tous aux biens culturels. Les bibliothèques sont un élément décisif de ce dispositif, pas le seul, mais un des maillons d’une chaîne, et pas le plus solide. Il est bon que quiconque puisse lire le livre qu’il désire, gratuitement, sans restriction.
Quelle est la bibliothèque de votre enfance ?
Je l’avoue : j’ai très peu fréquenté les bibliothèques. Il y avait, en bas de chez moi, une librairie. Dans Toutes les familles heureuses, un récit familial, j’écris ceci (pourquoi paraphraser ?) : « Je lis. Beaucoup. Le Club des cinq, Bob Morane, puis Jules Verne, Alexandre Dumas, H.G. Wells, et aussi le Grand Larousse encyclopédique en dix volumes en cuir vert que j’ouvre au hasard [...] Jusqu’à l’âge de treize ans, j’ai résisté facilement à l’ennui familial. Je lisais en déjeunant tout seul, je courais lire sitôt le dîner expédié, je lisais la nuit, sous la couverture, avec une lampe de poche. Je lisais aussi chez la libraire.
La libraire. Je n’ai jamais vraiment su son prénom (Suzanne ? Éliane ?) et pas du tout son nom, mais je ne compte pas les heures passées chez elle. Sa boutique était juste en bas de l’immeuble, rue Ordener, minuscule, pas plus d’une douzaine de mètres carrés, elle faisait aussi papeterie. Nous étions parfois jusqu’à trois enfants, assis par terre, à lire, parfois à jouer. Parmi eux, il y avait Jehanne, il y avait son frère Renaud. Ils vivaient dans mon immeuble, au deuxième, leurs parents se disputaient sans cesse, et pour eux aussi, la librairie était un refuge. Un soir, il nous fallait partir et j’ai volé un livre, c’était La Planète des singes, de Pierre Boulle. Rentré chez moi, je l’ai posé sur mon lit, mais je me trouvais incapable de seulement l’ouvrir, tant la honte me paralysait. J’avais volé la libraire, j’allais être chassé du Paradis. Je suis descendu le rendre, je pleurais presque, mais elle avait déjà baissé son rideau. Je l’ai rapporté le lendemain, au matin, en bafouillant des excuses. Elle m’a souri, elle m’a consolé. J’ai pu rester au Paradis. »
Et lorsque vous étiez étudiant ?
Oui plus tard, dans les années soixante-dix, étudiant en mathématiques, j’allais en bibliothèque universitaire, celle de Paris 6, Pierre-et-Marie Curie donc, avant tout pour connaître les titres des livres que je devais acheter. Ce genre d’études exigeait d’avoir certains livres en permanence sous la main, et c’est sans doute encore le cas, malgré Internet et Wikipédia. On se devait de posséder l’Algebra de Serge Lang, pas facile à trouver d’occasion, le Cours d’Algèbre de Godement, et pour les probabilistes fans des chaînes de Markov, il fallait disposer de deux ou trois livres de Daniel Revuz. Pour le reste, il y avait les « polycopiés », car la photocopie restait chère pour des ouvrages de 300 pages.
Fréquentez-vous encore les bibliothèques ?
La réponse honnête est non. J’avoue avoir toujours désiré avoir « mes » livres sous la main. Mon budget d’étudiant s’en est ressenti. Plus tard, c’est la place disponible chez moi qui s’est réduite.
Mais je refuse rarement une invitation en bibliothèque, d’autant que souvent, elle se base sur un thématique, un projet - quand le libraire nous invite, et c’est normal, pour une nouveauté. J’y rencontre sans doute des lecteurs qui diffèrent, pour certains, de ceux qui viennent en librairies. Mais je n’ai aucune théorie sur la question.
A quoi ressemble votre bibliothèque idéale ?
C’est sans doute à chaque usager de définir la sienne. Je regrette quand on les construit comme des ERP fonctionnelles, ces « établissements recevant du public ». J’aime, pour transmettre l’amour des livres et créer l’intimité d’une lecture, que l’on utilise le bois, que les lumières soient parfois tamisées, qu’il y ait des espaces collectifs, d’autres individuels, avec des fauteuils, des tapis, des guéridons, des lampes à l’ancienne. C’est sans doute un idéal un peu bourgeois, aristocratique. Mais on peut penser que le livre a droit à ce petit luxe, et son lecteur, sa lectrice, aussi.