Un jour du printemps 2004, le journaliste Jérôme Pierrat est venu présenter à Claude Durand, alors P-DG de Fayard, un projet de livre : les Mémoires de Porte-Avions. Jérôme Pierrat s’est spécialisé dans les histoires de truands, et justement, Porte-Avions est un voyou exemplaire par son pedigree. De son vrai nom Michel Ardouin, il a joué en virtuose de toutes les cordes du grand banditisme : proxénétisme, braquages, machines à sous, et même tueur à gages. Doté d’une forte carrure, Ardouin portait toujours un arsenal sur lui. Ce qui avait fait dire à Jacques Mesrine, dont il avait été le complice : « Michel, c’est un porte-avions. » Le surnom lui était resté. « Accepterait-il de parler de Lebovici ? » demande Claude Durand, tout disposé à publier les Mémoires de ce bienfaiteur de l’humanité. « Demandons-lui », répond Jérôme Pierrat, qui appelle Michel Ardouin sur son portable. « C’est chaud, Lebovici !, s’exclame Ardouin. Pourquoi il demande ça, le mec ? » « C’est très simple, résume Durand. S’il parle de Lebovici, c’est 10 000 euros d’à-valoir en plus. » Nouvelle exclamation de Michel Ardouin au bout du fil : « Si c’est juste une question de fric, bien sûr que j’ai fumé Lebovici. Je peux même fumer le pape, si ça peut lui faire plaisir ! »
Claude Durand avait de bonnes raisons de s’intéresser à Ardouin. Fayard est l’éditeur du traditionnel prix du Quai-des Orfèvres, dont le jury est notamment composé de quelques grands flics. Un jour qu’il déjeunait avec l’un d’eux, celui-ci s’était mis à table : « Il m’avait confié sa certitude qu’Ardouin était l’assassin de Lebovici », explique Claude Durand, aujourd’hui à la retraite. Dans ses Mémoires (1), Michel Ardouin s’est bien gardé de passer aux aveux. «Il connaissait les soupçons de la police, mais même en privé, il niait avoir tué Lebovici, et ses dénégations avaient l’accent de la sincérité », raconte Jérôme Pierrat, qui ajoute : «Cette affaire reste l’une des plus mystérieuses de ces cinquante dernières années. D’ordinaire, même pour les plus gros coups, des informations finissent toujours par transpirer. Là, rien. »
L’homme à l’imper.
Le mystère est à la dimension du personnage. «Gérard Lebovici cloisonnait sa vie. A sa mort, une grande partie du monde du cinéma qui le connaissait comme imprésario et producteur a découvert qu’il était en même temps un éditeur engagé avec les gauchistes », se souvient Jean-Luc Douin, ancien journaliste au Monde et à Télérama, qui a consacré un livre à Gérard Lebovici (2). Mais à force de jouer au grand écart, le funambule a fini par tomber de son fil. Le drame s’est joué il y aura bientôt trente ans, dans les entrailles d’un parking souterrain.
Le lundi 5 mars 1984, Gérard Lebovici quitte son bureau aux alentours de 18 h 30. Il a demandé à sa secrétaire d’annuler un rendez-vous qu’il avait à 19 heures, et il a téléphoné chez lui pour prévenir qu’il serait en retard à dîner. Personne ne le reverra vivant. Le mercredi 7 mars, vers 3 heures du matin, le chien d’un vigile en tournée d’inspection dans un parking souterrain de l’avenue Foch entraîne son maître vers un véhicule. Un homme est affalé sur le volant. Il a été tué de quatre balles dans la nuque, tirées à bout portant. Trois douilles sont tombées sur le tapis de sol du véhicule, la quatrième a été disposée à la verticale sur la lunette arrière - la signature d’un « contrat », l’œuvre d’un tueur à gages. Le lendemain, toute la presse fait sa « une » de l’événement. Gérard Lebovici est pourtant inconnu du grand public. Fuyant les photographes, refusant les interviews, il cultive une image d’homme de l’ombre, insaisissable, presque invisible - c’est « l’homme à l’imper », dont l’allure se fond volontairement dans la foule. Mais les journalistes s’empressent de mettre le public au parfum : « Lebo produit ou coproduit presque tous les films importants. Il contrôle 50 % de la distribution et 70 % des films français ont "quelque chose" à voir avec lui », résume LeNouvel Observateur (3). Sa réussite est d’autant plus méritoire qu’il est parti de rien. Fils d’un modeste artisan parisien, Lebovici rêvait d’être acteur. Il fréquente le Conservatoire, puis le cours Simon, avant de comprendre qu’il n’a pas l’étoffe de l’emploi. Il consolera ses ambitions déchues en devenant agent d’acteurs. Sa réussite, fulgurante, est consacrée en 1970 avec la création de l’agence Artmedia. Non content d’être l’imprésario de toutes les grandes stars du cinéma français, Lebovici met également un pied dans la distribution et la production, via notamment la société AAA (Acteurs Auteurs Associés).
Un mauvais génie.
Engagé d’abord modérément à gauche (tendance mendésiste), Gérard Lebovici se radicalise progressivement, avec l’électrochoc de Mai-68 et l’influence de Floriana, une Italienne devenue sa femme. En 1969, Lebovici, Floriana, Gérard Guégan (un ex-communiste, proche de Godard, converti à l’ultra-gauche) et le graphiste Alain Le Saux créent les éditions Champ Libre. Leur maison va rapidement s’installer comme LA maison d’édition de l’après-68. « Nous étions porteurs de l’espérance révolutionnaire », résume Gérard Guégan. Grâce à l’entremise de Georges Kiejman, ami de longue date de Lebovici et avocat de la maison Gallimard, Champ Libre peut s’appuyer sur la logistique de Gallimard pour sa diffusion et sa distribution. Et la fortune de Gérard Lebovici garantit à la maison son indépendance radicale. Commencent alors cinq années d’audace éditoriale, d’inventivité graphique avec le travail d’Alain Le Saux et de « pur bonheur » : «Je conserve le souvenir d’une aventure exceptionnelle. Champ Libre, ce n’était pas seulement une maison d’édition qui couvrait tout l’arc-en-ciel gauchiste, c’était un lieu d’amour », poursuit Gérard Guégan (4). Mais comme le chanteront les Rita Mitsouko, les histoires d’amour « finissent mal, en général ». En 1974, Lebovici congédie Guégan. Toute l’équipe, par solidarité avec ce dernier, démissionne dans l’heure qui suit. C’est qu’entre-temps Lebovici est tombé sous la coupe (l’expression n’est pas trop forte) d’un mauvais génie, Guy Debord, qui va le conduire à se fâcher avec beaucoup de monde (lire ci-contre). Champ Libre continue. Mais Champ Libre, influencé par Debord, n’est plus vraiment Champ Libre. La page est tournée. Quelques mois avant d’être abattu, Gérard Lebovici, fasciné par la personnalité qu’il jugeait « libertaire » de Jacques Mesrine, décide de rééditer L’instinct de mort, publié à l’origine chez Lattès, et annonce son intention de le porter à l’écran. Dans sa préface, Lebovici assume « le redoutable honneur » de cette réédition. Parallèlement, il prend la fille de Mesrine sous son aile et lui offre sa protection financière.
Blanchiment d’argent.
La « piste Mesrine » sera l’une de celles exploitées par les policiers après le crime. Y aurait-il eu embrouille sur les droits d’auteurs, et François Besse, l’ancien lieutenant de Mesrine, aurait-il ordonné d’abattre l’éditeur ? Aujourd’hui, la piste Mesrine ne convainc plus personne. La « piste Debord » sera elle aussi abandonnée, même si, comme l’expliquait en 2007, dans son blog pour Le Monde, l’ancien commissaire Georges Moréas, « les limiers de la PJ avaient pensé un temps que ces intellectuels snobinards qui se disaient situationnistes étaient peut-être moins innocents qu’ils le paraissaient ». Le problème des policiers, c’est qu’ils avaient trop de pistes. Et pas assez d’indices. « A l’époque, les téléphones mobiles n’existaient pas, donc pas de géolocalisation possible, pas non plus de caméras de surveillance, et l’ADN n’était pas exploité comme aujourd’hui », rappelle Jérôme Pierrat. Et puis, les enquêteurs marchent sur des œufs : «Le carnet d’adresses de la victime n’étant pas anodin, les méthodes ne pouvaient pas l’être non plus. Il n’était pas question d’empoigner Mireille Darc ou Catherine Deneuve par les cheveux, pour lui demander "Alors, garce, tu vas nous dire où t’étais le 5 mars à 19 heures ?". Aucun flic ne voulait risquer sa carrière sur cette histoire. » Une prudence que confirme Georges Kiejman : « Ils ont mis un an à s’apercevoir que Gérard avait une maîtresse, alors que s’ils avaient tout de suite posé la question à Floriana, elle leur aurait donné son numéro de téléphone ! »
A défaut de coupables désignés, les soupçons des uns et des autres ont quand même fini par pointer une même direction. « A cette époque, le milieu du cinéma n’était pas très propre, explique encore Jérôme Pierrat. Certaines productions servaient à blanchir l’argent du crime. Des grosses sommes en liquide circulaient. » L’explosion du marché des cassettes vidéo allait aiguiser un peu plus les appétits des voyous. « Gérard était un homme intègre, assure Georges Kiejman. S’il ne l’avait pas été, il aurait gagné beaucoup plus d’argent qu’il n’en possédait. » Mais, à force d’être fasciné par les voyous, Gérard Lebovici a probablement appris, à ses dépens, qu’on ne mélangeait pas les torchons et les serviettes. «Je pense souvent à ses derniers instants, raconte Jean-Luc Douin. Quand il a vu, dans son rétroviseur, le tueur se redresser derrière lui… »
Aujourd’hui, Artmedia existe toujours. Les fils de Gérard Lebovici ont repris le fonds Champ Libre au sein de la société Ivrea. Mais la grande époque de Champ Libre (1969-1974) appartient désormais à l’histoire. «C’était la queue de comète de 68, résume Claude Durand. Comme toutes les queues de comètes, c’est joli à voir, mais c’est destiné à s’éteindre. » Non sans avoir rallumé d’autres étincelles : Bernard Wallet, le fondateur de Verticales, et Gérard Berréby, celui d’Allia, ont toujours clamé qu’ils n’auraient sans doute pas choisi ce métier sans l’influence de Champ Libre dans leur jeunesse. <
(1) Une vie de voyou, Fayard, 2005.
(2) Les jours obscurs de Gérard Lebovici, Stock, 2004.
(3) Le Nouvel Observateur du 23 mars 1984.
(4) Pour une histoire détaillée de Champ Libre, on se reportera aux deux volumes que lui a consacré Gérard Guégan : Cité Champagne, Grasset, 2006, et Montagne-Sainte-Geneviève, Grasset, 2008.