Un monde triste et beau. « It's a sad and beautiful world. » Cette phrase n'est pas juste le mantra que se récitent à pleins poumons les pieds nickelés du si beau film de Jim Jarmusch, Down by Law. Ce pourrait être aussi le constat que tout lecteur dressera à la lecture d'Ici et ailleurs, le nouveau livre de Florence Aubenas. L'autrice du Quai de Ouistreham ou de L'inconnu de la poste (L'Olivier, 2010 et 2021) y a réuni tous les grands reportages donnés à son journal, Le Monde, entre 2015 et 2022, soit peu ou prou entre le Bataclan et la guerre en Ukraine. Bilan des courses ? Un monde triste et beau, donc.

Armée seulement de sa curiosité des autres sans cesse en éveil et de son goût pour l'usage du monde, pour arpenter ses proches et ses lointains, la journaliste ne s'en laisse jamais conter et sonde les cœurs et les chagrins. Ici, ailleurs, qu'importe, c'est à peu près toujours la même solitude, le même temps suspendu, le même désastre souvent. Voilà alors par ordre d'entrée en scène, des gamins des cités qui vivent leur meilleure vie dans la nuit de Phuket, une ligne de bus grecs qui défie la crise, les enfants perdus jihadistes de Lunel ou de Molenbeek, des flics guère moins paumés dans la France dite improprement des « territoires », Macron qui arrive et le Rassemblement National qui attend son heure, des ronds-points qui s'embrasent et des hommes et des femmes qui y retrouvent peut-être leur dignité, une grande surface du côté de Mende, un EHPAD endeuillé en temps de confinement, l'histoire inouïe d'une enfant sauvage perdue dans une forêt, celle tragique d'un éleveur qui ira au bout de sa colère et de son désespoir, et enfin, bien sûr, comme s'il y avait une logique à cet état des choses, l'Ukraine, la guerre, aujourd'hui. Partout, tout le temps, la mort et tout de même, une gigantesque envie de vivre.

Il y a loin, c'est entendu, de la coupe du réel aux lèvres de la vérité. C'est tout le beau travail de Florence Aubenas que de rapprocher, jusqu'à les confondre, l'un et l'autre. Il faut pour cela d'abord se débarrasser de tout surplomb orgueilleux, laisser venir à soi ce qui finit toujours par se présenter, et de ce désordre terrible des jours et des pays, faire advenir un ordre, celui de l'écriture. En ce sens, celle, frontale, de la journaliste, est à la fois morale et profondément élégante. Et, au passage, confirme son œuvre parmi les plus cruciales de ce temps.