C’est un vrai job, n’en déplaise à ceux qui osent encore ne pas vouloir prendre en considération le travail des animateurs et modérateurs dans les festivals littéraires. Et ce devrait être une évidence de rémunérer leurs prestations, comme celles des auteurs. Depuis trois ans, ces professionnels de la rencontre et du débat échangent sur leurs difficultés et sur leurs différentes situations (rémunération, statut, etc.) et, aujourd’hui, ils commencent à faire entendre des revendications. L’impulsion de ce mouvement a été donnée en septembre dernier à Manosque, à l’occasion d’une rencontre du Relief, le Réseau des événements littéraires et festivals, lors de laquelle ont été jetées les bases d’une meilleure reconnaissance de ce métier.
Trois pistes se dessinent dans le sens d’une professionnalisation de cette activité indispensable à la réussite d’une rencontre littéraire : la création d’un annuaire des modérateurs, l’élaboration d’un code des usages et la rédaction d’un contrat type. Autant de sujets sur lesquels Maya Michalon travaille pour le compte du Relief.
Bientôt un annuaire
La première des priorités des modérateurs consiste à se compter. Une enquête en cours au sein du Relief va s’élargir à l’ensemble des manifestations littéraires. Les premières fiches sont au dépouillement, où chacun a pu mentionner ses coordonnées, ses spécialités et les manifestations auxquelles il collabore. Cette collecte de renseignements débouchera sur la publication d’un annuaire de la profession.
Déjà se dessinent certains profils de modérateurs ou de modératrices, la parité semblant de mise dans ce secteur. Ce sont souvent des journalistes, choisis de préférence parmi les partenaires presse de la manifestation qui les emploie, mais pas seulement. Sophie Quetteville, par exemple, dernière arrivée dans le pool des modérateurs aux Correspondances de Manosque, est une ancienne libraire. Certains sont des occasionnels, mais pour d’autres, très demandés, cette activité peut représenter un mi-temps sur une année.
Yann Nicol, animateur à Manosque mais aussi programmateur du Festival du livre de Bron, recherche "des gens qui ont une identité, qui collent à l’esprit du festival, qui en sont la vitrine". Il s’agit, explique Laurence Bernis (association Les Nouvelles Hybrides, à La Tour-d’Aigues), de "mettre les bonnes personnes autour de la même table. Il y a une part d’intuition". Pour Rozen Le Bris, directrice du festival Le Goût des autres, au Havre, un modérateur "doit avant toute chose savoir porter l’image de l’événement, sa cohérence, le sens de la programmation et l’exploration de la thématique à travers la diversité des rendez-vous proposés". Il représente "l’identité de l’événement bien au-delà des rendez-vous qu’il va animer". Et bien sûr, "le choix se fait par affinité "élective", doublée par la connaissance du territoire littéraire proposé".
Un code, un contrat
Après l’annuaire de la profession, il s’agira de s’entendre sur un code des usages. Un groupe de travail est constitué au sein du Relief pour le rédiger, et une première mouture pourrait être présentée dès la rentrée. Maya Michalon, très active sur ce dossier, plaide pour que soit rédigé aussi un contrat type. Et qui dit contrat, dit aussi rémunération, la question qui reste la plus épineuse.
Longtemps payés en droits d’auteurs ou en notes de frais, les animateurs ont été rémunérés en salaire, suite à un rappel à l’ordre de l’Urssaf. Aujourd’hui, ils le sont le plus souvent sous le statut d’auto-entrepreneur, au tarif d’environ 300 euros bruts pour une animation d’une heure, desquels il faut déduire 25 % de charges, soit 225 euros nets. "Cela reste relativement faible, compte tenu du travail accompli", commente Maya Michalon, qui pointe au passage le tarif qu’elle juge "insuffisant" (180 euros) pratiqué par les organisateurs de Livre Paris. Si la reconnaissance est en marche, il faudra encore se faire entendre de tous.
Yann Nicol, le "dentiste rassurant"
Son parcours
L’activité de modérateur de Yann Nicol s’est développée lorsqu’un grand nombre de manifestations littéraires se sont éloignées du format "salon de dédicaces" pour devenir des festivals donnant la parole aux écrivains dans une véritable programmation. Ses premiers pas ont eu lieu grâce à la confiance de Brigitte Giraud, en 2006, à la Fête du livre de Bron.
Sa conception du métier
"Etant à la fois directeur d’un festival et modérateur pour d’autres manifestations, je sais à quel point ce rôle est important dans le déroulement de nos événements puisqu’il constitue l’ultime interface entre l’équipe organisatrice et les festivaliers. Cette fonction primordiale demande autant de compétences littéraires que de qualités humaines, notamment la convivialité, la proximité et l’empathie vis-à-vis des lecteurs ou des écrivains interrogés. Lors de ma dernière rencontre avec Serge Joncour, il m’a dit avec son humour coutumier que notre séance lui rappelait un rendez-vous chez le dentiste, tout en précisant que je faisais, selon lui, partie la catégorie des "dentistes rassurants"."
Maya Michalon : "Susciter la parole de l’auteur"
Son parcours
En 2002, au sein de l’association Libraires du Sud à Marseille, elle rencontre Pascal Jourdana, animateur littéraire, et lui fait part de son intérêt pour le métier de modérateur, qui l’impressionne alors beaucoup. Il lui propose des animations en binôme. Elle se lance ensuite seule, pour des rencontres en librairie, avant d’être invitée en 2007 à intégrer l’équipe des Correspondances de Manosque où elle a désormais "son" public. Elle participe également à différents événements comme la Fête du livre de Bron, les Cafés littéraires de Montélimar, les Assises de la traduction à Arles, Grains de sel à Aubagne, la Fête du livre jeunesse de Saint-Paul-Trois-Châteaux ou la présentation de rentrées littéraires des éditions Actes Sud. Elle forme aussi à la modération les libraires et les médiathécaires de la région d’Aix-Marseille.
Sa conception du métier
"Un animateur littéraire est un passeur, un intermédiaire entre un auteur et le public venu l’écouter ou le découvrir. Il suscite la parole de l’auteur, l’invite à s’exprimer sur son travail, interroge les spécificités de son écriture tout en veillant au rythme de l’échange pour créer un moment généreux, convivial, et rappeler que la littérature est un art vivant."
Jacques Lindecker : sortir de la routine
Son parcours
C’est à partir du moment où il est devenu chroniqueur littéraire pour le quotidien L’Alsace, en 1997, que des propositions lui ont été faites. Jacques Lindecker a créé, et anime toujours, le café littéraire de la Ville de Mulhouse, quasi mensuel, depuis une vingtaine d’années. Durant la même période, il a animé des entretiens au Forum du livre de Saint-Louis, dont il est le conseiller littéraire depuis trois ans. Il intervient aussi à Quais du polar à Lyon, à Colmar et à Strasbourg, entre autres.
Sa conception du métier
"Je suis un passeur. Découvrir, transmettre, partager, voilà ce qui m’anime. Je reste toujours surpris que des gens, de plus en plus nombreux, prennent sur leur temps libre pour venir écouter des auteurs. Je tiens à ce qu’ils repartent plus "riches" de quelque chose. Ce "quelque chose" n’a rien à voir avec une somme de connaissances, mais réellement avec de l’humain, de l’émotion. Une rencontre, au sens plein du terme. De fait, il m’arrive parfois de bousculer gentiment des auteurs quand je considère qu’ils ne sortent pas de la routine d’un argumentaire répété de rencontre en rencontre, et qui perd toute saveur, toute force, toute humanité."
Quelques souvenirs marquants
"Les meilleurs souvenirs sont liés à des "sorties de route", quand l’auteur se découvre, s’abandonne et est heureux de le faire. Je me souviens ainsi d’un entretien avec Jean d’Ormesson : je m’étais fixé comme défi de le faire sortir de son numéro de jonglage, au demeurant brillantissime, de citations… et j’y suis parvenu, pour un moment unique, réellement émouvant. Une petite larme a même été versée, et il s’est levé pour m’étreindre et me remercier. Le pire souvenir ? Quant, à la création d’une nouvelle manifestation littéraire à Mulhouse, il y a quelques années, on m’a dit, après m’avoir expliqué pourquoi on tenait tant à moi (sic), qu’il n’y avait aucune raison de me rétribuer puisque "ça" n’était pas un vrai métier. Humiliant. Et totalement faux, tous les amateurs de rencontres littéraires peuvent en témoigner."