Avant-Critique Science-fiction

Fernanda Trías, "Crasse rose" (Actes Sud)

Fernanda Trias - Photo © Fernanda Montoro

Fernanda Trías, "Crasse rose" (Actes Sud)

L'écrivaine uruguayenne Fernanda Trías campe une femme combative dans une ville pourrissante. Un roman qui se déploie comme une chronique lancinante de la fin d'un monde.

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Par Cédric Fabre
Créé le 14.03.2023 à 14h00

L'ennui, c'est l'avenir. La narratrice − qui n'a pas de nom − a quitté son mari Max, mais elle continue à traverser régulièrement cette ville portuaire à l'air vicié et à moitié abandonnée pour lui rendre visite, alors qu'il se meurt dans un hôpital. Comme une partie de la population, Max est atteint de la maladie épidémique portée par le « vent rouge » : le corps se met à peler, laissant peu à peu la chair à vif... Max n'appréhende pas la mort. Il demeure pour son ex-femme un repère, quasiment le dernier pilier humain de la sagesse. En même temps, dans cette ambiance apocalyptique, elle s'occupe pour gagner trois sous d'un jeune garçon simple d'esprit qui ressent constamment la faim, jusqu'à lécher la poussière des meubles. Et elle s'interroge : cette faim constante n'est-elle finalement pas une sorte de réminiscence de ce qu'était autrefois le désir ? De fait, l'ensemble de la population survit en mangeant de la « crasse rose », constituée de la viande maigre extraite des parties les plus sales des carcasses d'animaux...

La narratrice s'occupe aussi de sa mère, qu'elle tente de convaincre de partir au Brésil. Se consacrer aux autres intensément, s'arrimer à eux, vivre dans cette futilité de se croire utile à ceux qui espèrent toujours un dénouement, c'est ce qui la fait encore tenir. L'ironie du sort ? Autrefois elle rédigeait des articles pour une revue de bien-être... De ce monde déchéant, encombré de monceaux de gravats et d'ordures au pied lesquels certains se livrent au trafic de sacs-poubelle, on ne perçoit que des fragments de paysage, « la moisissure silencieuse qui fendait le bois [...], la rouille qui perforait les métaux ». La plage où elle allait à vélo, enfant, est désormais interdite ; il n'y a plus de poissons dans les eaux du port et les oiseaux ont disparu... Des personnes s'effondrent parfois en pleine rue ; les os se cassent si l'on ne se gave pas de vitamine D et de calcium. Il n'y a plus beaucoup d'eau douce et plus de pastilles purifiantes, et les queues s'allongent devant des supermarchés aux rayons presque vides.

Ce roman est celui de la déliquescence des êtres et de leur environnement. Son rythme est forcément lancinant, pourtant l'on reste suspendu à cette extraordinaire chronique d'un monde pourrissant. Fernanda Trías revisite ici avec tact et intelligence la thématique du récit apocalyptique, loin du survivalisme héroïque mais dans l'intensité des émotions et la maturation d'un choix à venir. Il s'agit bien d'un cheminement métaphysique ; l'action n'est pas au cœur du récit, qui s'attarde plutôt sur ce temps de la fin, quand arrive le moment de la philosophie − hélas toujours trop tard. Aucun fait véritablement marquant vient casser ce rythme et, étonnamment, on se passe d'une quelconque intrigue, ce que la narratrice formule ainsi : « Nous vivions dans une attente qui ne consistait pas à attendre une chose concrète [...] Ce que nous espérions, c'est que rien ne se passe. » Un livre fascinant, qui serait presque une réflexion futuriste − visionnaire ? − de l'ennui, au sens pascalien du terme.

Fernanda Trias
Crasse rose Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Nathalie Serny
Actes Sud
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 23 € ; 272 p.
ISBN: 9782330177676

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