15 mars > Essai Suisse > Mondher Kilani

Depuis que le capitaine Cook a servi de repas aux indigènes des îles Sandwich (Hawaï) au XVIIIe siècle, le discours cannibale n’a cessé de tourmenter les esprits. Il a permis aussi de valider la nature bestiale des peuples anthropophages que le colon se faisait un devoir de faire disparaître. Dans cette étude passionnante qui s’appuie sur les témoignages, les travaux ethnologiques, la psychanalyse, la littérature et le cinéma, Mondher Kilani cherche à saisir la vérité sur cet acte singulier durant lequel un humain en mange un autre.

Cet anthropologue suisse né en Tunisie en 1948 explique que les premiers récits remontent à la Conquête. C’est Christophe Colomb qui parle de canibale pour désigner les Indiens caniba des Antilles, des cyclopes qui ressemblent à des chiens affamés, du latin canis. Evidemment, personne n’a vu ces êtres imaginaires, mais tout le monde a fini par y croire.

Celui qui est aujourd’hui professeur honoraire à l’université de Lausanne a mené de nombreuses recherches sur la violence extrême, celle des guerres, mais aussi celle liée à des sacrifices. Pour lui, le cannibalisme obsède nos sociétés, au-delà du raisonnable. Ce "mot-hantise" est aussi un mot-valise. Il transporte quantité de légendes, de peurs et d’angoisses à l’endroit de cette chair vulnérable qui constitue le corps.

Kilani aide à saisir ce qui se cache derrière le "cannibalisme" où l’on mêle les sacrifices religieux, le cœur des ennemis arrachés au combat, la survie lors d’une catastrophe comme ce fut le cas dans le massif des Andes en 1972, ou même l’Eucharistie où le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ. On le retrouve aussi dans les crimes de Gilles de Rais, les contes de Perrault ou chez le Japonais Issei Sagawa qui a tué et mangé plusieurs parties d’une étudiante néerlandaise en 1981 à Paris.

L’anthropologue étend même ses "fragments d’un discours cannibale" aux zoos humains, aux dons d’organes et au capitalisme qui "mange" les plus faibles. C’est un peu la limite de cette analyse souvent très pertinente qui veut trop embrasser jusqu’au hors-sujet. On retiendra, en revanche, la partie consacrée aux abattoirs industriels et l’idée générale que le cannibalisme est une façon de penser autant qu’une façon de manger. On accommode en quelque sorte la mort dans un désir de survie et d’immortalité. Enfin, tout le monde n’est pas Hannibal Lecter. L. L.

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