Égérie de la nuit parisienne à l'ultime époque où celle-ci avait encore un sens (fin des années 1970, au temps pré-sida du Sept ou du Palace de Fabrice Emaer), mannequin, actrice, Eva Ionesco en avait surpris plus d'un en publiant en 2017 son premier roman, Innocence. Sublime de douleur adamantine, il faisait le récit d'une enfance ô combien désordonnée, entre une mère folle qui dès cet âge-là la fait poser pour des photos érotiques et quête du père en allé. Ce coup d'essai et de maître ne pouvait rester sans suite. Aussi, la publication de cette sorte de suite qu'est Les enfants de la nuit était-elle attendue avec une ardente impatience.
Précisons d'emblée que celle-ci ne sera pas déçue. On retrouve dans ces pages toute la grâce noire et précieuse de l'écriture de l'auteure. C'est une suite en ce sens qu'on y retrouve Eva à l'âge de 12 ans, qui sera celui de son émancipation de cette mère mante religieuse aux oukases de laquelle elle n'entend plus céder. Cette mère qui, au fil du temps, s'avère de plus en plus pathétique, silhouette qui s'éloigne déjà et ne reviendra vraiment que pour affronter les accusations d'un juge pour enfants... Il s'agit donc d'une éducation sentimentale. Celle, tantôt rude, tantôt empreinte d'une infinie douceur que reçoit la romancière autofictionnelle, de lieux nocturnes plus ou moins chics en boîtes de strip-tease, de Pigalle à Montparnasse en passant par Montreuil. Une faune interlope, dandy, souvent homo (même si la gender fluidity était déjà de mise), la bouscule et la protège en même temps. Des noms émergent comme surgis du souvenir, Alain Pacadis, Michel Cressole, Edwige et surtout ses amis Christian Louboutin et Vincent Darré ou celui qui va devenir son premier grand amour, Charles Serruya.
Dans ce « tourbillon de la vie » comme le chantait Jeanne Moreau, ce maelström aussi infini que parait l'être la jeunesse, et malgré la cruauté sèche mais toujours poétique de certaines scènes, ce qui surnage tout de même, outre l'ode enchantée au Paris de ces années-là, traversé sans cesse en taxi la nuit, c'est une certaine forme de tendresse, de permanence des choses de l'amitié. Eva Ionesco ne tombe pas le masque, elle le rajuste pour nous prouver combien celui-ci est aussi un outil non seulement de liberté, mais d'humanité. Le monde dont elle nous entretient, ce monde de poussières d'anges, est certes disparu à jamais, mais sa mémoire demeure. Ici, en pays de littérature, vive, brillante, éternellement jeune.
Eva Ionesco
Les enfants de la nuit
Grasset
Tirage: 9 000 ex.
Prix: 24 € ; 448 p.
ISBN: 9782246814979
