Il était un père. Pour Erri De Luca, l'écriture s'est d'abord forgée « dans les chutes » de ses journées, au long des dix-huit années de sa vie d'ouvrier au déroulé immuable, de la traduction, à l'aube, d'un morceau des Écritures, aux pages plus personnelles une fois les portes de l'usine refermées. Un jour, son père lui propose de lui verser un salaire afin de lui permettre de dédier son temps à la plume plutôt qu'à l'outil. « Ce fut la plus généreuse invitation à retourner à l'enfance, à dépendre à nouveau de lui. Je n'ai pas voulu le blesser par un sourire. Je lui ai dit que ma vie ne me déplaisait pas au point de devoir en changer. » Devenu écrivain reconnu, Erri De Luca rend hommage, dans Grandeur nature comme dans nombre de ses ouvrages, à ce père qui lui a transmis le goût des livres. Alternant souvenirs personnels et « histoires extrêmes de parents et d'enfants », il évoque le mystère des liens de filiation, motif récurrent d'une œuvre qui doit tant au père de l'écrivain puisque c'est lui qui encouragera son fils à envoyer pour la première fois un manuscrit à un éditeur.
De l'enfance lui reviennent des images des orphelins de Naples qui, pour obtenir quelques pièces des touristes en partance pour les îles, plongeaient le long des flancs du bateau. Du bon côté du bastingage, lui, le petit garçon ayant échappé de peu à la pauvreté, les observait. « Les mots peuvent à peine servir de bouquet de fleurs sur la fosse commune de leur enfance. Ils ne peuvent dissoudre le caillot indistinct auquel je donne le nom générique de scuorno, honte, aggravé par la radieuse indifférence de la ville mère. Au détachement du quai, au vacarme des ancres tirées, à chaque début d'été, j'oubliais moi aussi. » Au lendemain de la mort de son père, l'écrivain se souvient d'un rêve dans lequel le défunt lui dicte trois paires de chiffres, que sa mère joue à trois reprises au loto. Les chiffres sortent au tirage. « Le gain équivalait, très précisément, à mille lires près, aux dépenses de l'enterrement. » Le père d'Erri De Luca, dont la famille avait été ruinée par la guerre, ne laissait derrière lui aucune dette.
Autant de souvenirs auxquels se mêle l'évocation du portrait que Chagall peint de son père, marchand de harengs à Vitebsk, de la vie empêchée d'une jeune femme née d'un criminel de guerre nazi, de la marche vers la mort du directeur de l'orphelinat du ghetto de Varsovie qui, un matin d'août 1942, monta dans un train en partance pour Treblinka, « deux enfants dans ses bras [...] un troisième marchait accroché à sa veste ». « L'Histoire n'est pas constituée d'archives, écrit Erri De Luca, c'est une matière narrative. Ses événements sont mieux illustrés par des témoins, des lettres, des récits de vive voix. L'Histoire du XXe siècle, plus que celle de tout autre siècle, a massivement brisé les petites histoires personnelles, les vies individuelles saisies par son engrenage meurtrier. C'est pourquoi elle doit être racontée d'en bas, à travers les histoires privées. » En prêtant sa plume aux histoires « d'en bas », Erri De Luca interroge le rapport que nous entretenons tous, en tant que filles et fils de, avec la mémoire personnelle et collective, et ce qui se transmet, par les liens du sang comme dans ceux de l'écrit.
Grandeur nature. Récits Traduit de l’italien par Danièle Valin
Gallimard
Tirage: 25 000 ex.
Prix: 18 € ; 176 p.
ISBN: 9782072966491