Que peut-il advenir des hommes si nous continuons de laisser la technologie gouverner nos vies ? Rien qui vaille, si l’on en croit Enki Bilal, qui décline sur ce thème la brillante série « Bug », lancée en 2017. Avec cette saga dystopique, dont l’adaptation télévisée est d’ores et déjà signée, l’auteur de La Tétralogie du Monstre (Casterman) ne quitte pas les thèmes qui lui sont chers – les progrès de la science, la mémoire, l’hybridation entre les hommes et les machines. Voyez plutôt le pitch : en 2041, un immense bug informatique neutralise toute notion de réseau, d’internet et de data. Avions qui se crashent, systèmes de chauffage à l’arrêt, et même milliardaires truffés d’implants désormais obsolètes, rien ni personne n’échappe à la panne généralisée. Personne, sauf l’astronaute Kameron Obb, revenu d’une mission sur Mars infecté par un insecte extraterrestre, et qui se retrouve tout à coup détenteur de l’ensemble des connaissances du monde. Naturellement, Obb devient un trésor convoité par tout ce que la planète compte de gouvernements, groupuscules radicaux et autres factions mafieuses.
Satire politique
Le tome 2 se refermait sur une Tour Eiffel chancelante, et une humanité en sursis, à la recherche de l’homme providentiel. Le tome 3 s’ouvre sur la vision, guère plus optimiste, du leader de la force Staller (Staline + Hitler ?), prêt à profiter du chaos ambiant pour prendre le pouvoir à l’aide de sous-marins XXe siècle, afin de lutter contre « le glissement idéologique vers le néant ». Pendant ce temps, Kameron Obb, dont la seule obsession est de retrouver sa fille Gemma, passe des mains d’un collectif néo-marxiste féminin à celles de Yulia Smolsk, novo tsarine de Russie, qui voit dans les pouvoirs hors normes de son prisonnier l’occasion de retrouver sa grandeur aux yeux de son peuple.
Mené, comme les deux premiers volumes, à un rythme effréné, ce troisième tome aux allures de thriller pousse davantage le propos du côté de la satire politique. En-dehors de l’inquiétante historienne de 112 ans Eliz Desplantes, fine manipulatrice des masses aux heures de grande écoute, Bilal brosse le portrait de ces pseudo-révolutionnaires en incapables, minés par les querelles intestines. Le décalage temporel est aussi l’occasion, pour le taulier de la BD de science-fiction, de savoureux clins d’œil, lorsqu’il réhabilite des apprentissages devenus caduques (plus personne ne sait conduire une voiture en 2042) ou évoque la bande dessinée comme « un genre littéraire qui a connu son heure de gloire dans le dernier quart du XXe siècle ».
Tandis que Obb le héros lutte pour maitriser le « bug » qui évolue dans son corps, et que la tache bleu grignote son visage, ses tourments sont l’occasion pour le dessinateur de livrer ses plus belles planches, parfois semblables à un tableau abstrait. Dans un univers jusque-là assez sombre, la couleur gagne aussi du terrain et apporte un peu de souffle, entre un manteau de fourrure rose bonbon qui surprendra les habitués, et les verts apaisants de la campagne française. Une forme de répit avant la tempête, que laissent présager les ultimes pages de ce « Livre 3 » ébouriffant. Marine Durand
ENKI BILAL
Bug, Livre 3 (Casterman)
Prix : 18 €, 88 pages
Sortie : 16 mars 2022
EAN : 9782203202283