Qu'est-ce qui nous éloigne aujourd'hui d'Heifetz, malgré sa technique insurpassée, et nous rend si difficiles à admettre ses plus brillantes interprétations ? Sans doute avons-nous perdu le sens de la conversation. Au déroulement d'une phrase musicale souple et nerveuse, expressive et convaincante, nous préférons la profondeur du grain sonore ou l'impact émotionnel d'un éclat. A l'échange d'arguments nous préférons l'expérience d'un état. A l'expression nous préférons l'immersion. Comment un bibliothécaire, un homme du livre, ne pourrait-il pas tirer des « signaux faibles » qu'émettent ainsi les mutations de la sensibilité musicale des enseignements utiles à une meilleure compréhension des fondements intellectuels de son métier ? Un métier longtemps basé sur la croyance en une communauté d'individus souverains, singuliers dans leurs fors intérieurs, mais aptes à partager par la discussion la diversité de leurs points de vue grâce à la monnaie commune du savoir et à ses lieux d'échange. La rhétorique d'Heifetz correspond à l'acmé d'une belle idée, celle d'une société de libres interlocuteurs. On a pu croire, un temps, qu'Internet allait parachever cette utopie en multipliant les acteurs, en accélérant les échanges et en rendant commensurables toutes choses par la vertu d'un métalangage commun. Force est de constater que ce rêve de bibliothèque universelle, en se réalisant, se mue en une autre réalité et nous met à l'épreuve quasi nerveuse d'une complexité radicale, d'une mise en abîme vertigineuse. On aurait pu penser que la révolution numérique se bornait à donner plus de vivacité à la communication écrite en la libérant du livre et l'on s'aperçoit que c'est l'expression écrite elle-même, comme représentation du monde, qui se trouve englobée, chamboulée, dans un écosystème d'occurrences où tout fait signe et devient manipulable. Au-delà de l'écran - simple avatar de la page - se profile déjà un monde d'objets, de gestes, de postures, d'images, de sons, de communautés, tous signifiés et signifiants, mémorisants et mémorisés, transmis et transmetteurs, qui va transformer les conditions d'intelligibilité du monde et dont l'art contemporain nous donne un avant-goût. Rien de dramatique, cependant, pour les bibliothèques. Elles auraient pu, au contraire, s'inquiéter de ce qui n'eût été qu'une fausse révolution numérique, la simple substitution du livre numérique au livre papier. Mais, le livre a encore un avenir dans notre futur écosystème car c'est un objet signifiant dont nous devons exploiter davantage les potentialités. Quant au bibliothécaire, il n'est pas fétichiste. Sa fonction médiatrice ne demande qu'à élargir la gamme de ses points d'appui. Tout reste à inventer dans un monde dont l'intelligibilité aura, plus que jamais, besoin d'intermédiaires. Affaire à suivre, en somme ...