« C'est l'histoire d'une écrivaine qui a un petit garçon et envie de crier. » Une écrivaine qui, entre son enfant, sa vie de couple, les autres hommes et les contingences de la vie matérielle, tente de dérober au temps qu'il lui reste le feu nécessaire pour dire sa condition de mère, d'amie, d'amante, toutes insatisfaites. Dans La maison (Flammarion, 2019), Emma Becker racontait son expérience en tant que prostituée dans deux bordels berlinois, mettant en lumière le quotidien des travailleuses de l'ombre qui l'entouraient. L'inconduite prolonge la scène inaugurale de ce précédent roman, où l'on voyait une mère préparer le lit de son enfant avec une couverture sauvée de la maison close où elle avait officié. Aux prostituées succède une galerie d'hommes, figures fugaces ou pérennes, moyens de « se distraire de la monotonie par le plaisir ». Conjointement au père du « Petit » et à leur amour « qui n'en finit pas de se décomposer », la narratrice s'amuse d'un écrivain russe aux désirs mortifères, d'un financier américain à la « queue éternellement dure, torturée par le besoin de se venger dans une femme de [son] rythme de vie atroce », d'un cinéaste fou de Nicholson Baker et même d'un Michel Foucault lové au creux d'un rêve érotique. « Ce que je voudrais que mon fils comprenne, c'est que j'ai essayé de me distraire de la place immense qu'il prenait en moi en y bourrant tout un tas de mecs qui me faisaient me sentir vivante - c'est-à-dire en danger. »
Décortiquant ses aventures et son besoin compulsif de les multiplier, la narratrice évoque « cette grande joie sombre du désir qui rapproche les hommes et les femmes ». Malgré les Jon, Lenny, Cody, Vincent, Gaspard et les autres, ce n'est pas tant le portrait de ces hommes qui guident son récit, mais celui d'une insatisfaction permanente l'encourageant à tomber dans les bras d'un inconnu, puis d'un autre, sous prétexte que « la perspective de la mort, manifestement, est plus réjouissante que celle de regarder la télé le soir. » En entomologiste, la narratrice épingle ses prétendants sans s'épargner, les deux seuls êtres échappant à sa dureté étant son fils et son grand-père, l'un arrivant au monde quand l'autre le quitte, mais tous deux lui reprochant à leur façon son goût des hommes.
« Les femmes n'ont jamais que deux modes de discours », écrit Emma Becker : « le chuchotement ou le hurlement », et son livre oscille entre ces deux extrêmes avec ce qu'il faut de distance et d'humour pour en souligner la démarche empirique. Donnant voix aux multiples facettes de sa féminité (qui tantôt s'épaulent, tantôt se contredisent), l'écrivaine célèbre une liberté d'être, d'aimer, d'exister, et un désir d'indépendance contrarié par son rôle de mère, les deux s'entrechoquant parfois dans une phrase, quand elle exprime, par exemple, cette quête d'un endroit où sa liberté pourrait s'exprimer pleinement : « Mais en attendant d'avoir trouvé cet endroit, il faut bien que je vive, [...] j'attends mon tour et en attendant le bain est coulé, vite, avant qu'il refroidisse il faut prendre le bain. »
L'inconduite
Albin Michel
Tirage: 40 000 ex.
Prix: 21,90 € ; 368 p.
ISBN: 9782226475602