Je vous avais promis une rencontre avec Annie Ernaux, je vais vous raconter la mienne. Non par souci d’exposer ici mon nombril mais parce qu’elle symbolise, me semble-t-il, toutes les rencontres avec cette auteure majeure et que c’est sans doute la meilleure façon de faire écho à son récent chef-d’œuvre : Les années . C’était en 1984 et la famille était rassemblée autour de la table. Grand-mère , père, mère, oncle, tante et votre jeune (alors) serviteur. Nous étions six, ou plutôt, comme les Trois Mousquetaire, sept. Il y avait l’invitée permanente, la seule autorisée à parler chaque soir et qui occupait à elle seule la moitié de la table : la té-lé-vi-sion. Ce n’était déjà plus l’époque de l’école des Buttes-Chaumont, des Santelli, Bluwall et Stellio Lorenzi, ni celle du ministre de l’Information qui venait annoncer à 20h la réforme du Journal télévisé, mais on les avait encore en mémoire ces pages roses et noires de la boite à images. Ce soir-là, comme tous les vendredis, nous regardions Apostrophes dans une maison où il n’y avait pas quinze livres (la plupart des André Soubiran, Les hommes en blancs , Les femmes en blancs, etc, et des Maxence Van der Meersch, Pêcheurs d’hommes , Pêcheurs de femmes, etc ). Nous admirions Pivot, ses invités et leurs débats. Assez vite, c’est à dire après les balbutiements d’une jeune femme blonde, je m’énervais intérieurement –68 et 81 étaient passés par là- contre un personnage bavard, roucoulant, étiqueté poète quasi officiel, Alain Bosquet, qui monopolisait la parole. Pivot n’arrivait pas à interrompre son flot d’auto admiration quand François Maspero se mit en colère : « Ca suffit. Taisez-vous Bosquet vous parlez pour ne rien dire ! » le tout suivi de quelques noms d’oiseaux bien sentis. En bon maître de cérémonie, Pivot assura le libraire du Quartier Latin que ce serait bientôt son tour… en profitant pour faire taire du poète du bosquet. Quand vint le tour de Maspero, Pivot commença par dire tout le bien qu’il pensait de son roman, Le sourire du chat . Mais Maspero, encore plein de sa colère, balaya les compliments pour dire qu’il ne parlerait pas de son chat mais qu’il allait profiter du temps que lui était imparti pour vanter les mérites d’un chef-d’œuvre – La place - dont l’auteure invitée de l’émission -Annie Ernaux- trop timide n’avait pas pu bien parler. Je ne me souviens plus de ce qu’il dit mais le lendemain je m’arrêtais à la première librairie venue pour l’acheter, le premier d’une longue série car c’est sans doute le livre que j’ai le plus offert depuis à mes amis. Pourquoi ce livre où une femme racontait son père, un pauvre, avec ses yeux de fille qui avait fait des études et était devenu professeure, m’a-t-il à ce point touché, je vous laisse le deviner. Ce sentiment d’être coupé en deux, d’être écartelé entre deux mondes, puis cette angoisse de trahison, évidemment je l’avais vécu comme d’autres. Un livre bouleversant. Annie Ernaux expliquait que pour résister au flot d’émotion elle avait du choisir l’écriture la plus simple -sujet-verbe-complément, pas d’adjectifs, pas d’adverbes, pas de belles phrases-, cette « écriture blanche » comme on le dira plus tard, pour dire le plus intime. Quelques années plus tard j’ai écrit à Annie Ernaux et Jacques Delors (il travaillait alors à l’Université de Dauphine sur ces questions qu’il connaissait bien lui-même) pour leur dire : mon père vient de mourir, j’ai promis à son cadavre d’écrire un livre pour dire l’histoire de ces traîtres aux leurs. Roman, essai, je ne savais. Annie Ernaux m’a proposé par retour du courrier une rencontre. J’ai déjeuné avec cette belle femme blonde qui avait l’élégance bourgeoise des héroïnes des films de Claude Sautet mais qui vivait en banlieue, était venu en RER à la Brasserie du Lutétia et me parlait pour la première fois d’un sociologue, Pierre Bourdieu, et de son livre La distinction qu’elle me prêta. « Appelez-moi quand vous serez prêt à écrire » me dit-elle en partant. Nos échanges se sont limités depuis à la lecture de ses livres et à ses petits mots pour me remercier de mes articles, quand d’autres, un éditeur minable, un critique nul, se moquaient de la « petite Annie » qui prétendait faire de la littérature avec ses histoires de RER et d’amants de passage. Quant à Delors, sa secrétaire me fit savoir, trois mois plus tard, qu’il n’avait « malheureusement » pas le temps de me recevoir, mais ceci est une autre histoire. Si aujourd’hui je crois que mon projet n’est pas mort, c’est à cause de son dernier livre: Les années . Je ne vais pas en faire la critique puisque je m’en tiens au principe de la séparation des pouvoirs : pas de critique de livres quand on en édite ou qu’on en écrit, mais je vais vous dire en quoi ce livre m’a encore une fois bouleversé. Comme toujours il s’agit d’une femme et de la littérature. La femme c’est « elle », une retraitée de 68 ans, qui, à travers des photos de différents moments de sa vie, retrouve la mémoire qu’elle craint de perdre (cf. Une femme , le portrait de sa mère morte d’Alzheimer). Mais c’est aussi le monde qu’ « on » a traversé de la Libération à nos jours. Avec les grands événements de l’Histoire, nos engagements politiques, la publicité qui nous a bercée avant de nous donner la nausée, la vieillesse et la mort dans une société qui les refuse dans une fuite acharnée vers la consommation compulsive. Il y a là en quelques mots des pages magnifiques sur mai 68, la chute des tours de Manhattan, ces enfants qui nous prennent pour des vieux et devant lesquels nous nous taisons comme nous nous taisions devant nos parents. Souvent, quand on utilise le mot de chef-d’œuvre, on ne sait si le livre dont nous parlons survivra à son auteur et, pire, aux siècles. Celui-là, je le crois car il vit déjà en moi comme il vivra dans de nombreux lecteurs.