27 mars > Récit/Essai France

L’hyper Auchan de Cergy, installé à l’intérieur du plus grand centre commercial du Val-d’Oise, c’est là qu’Annie Ernaux fait ses courses habituellement "pour des raisons de facilité et d’agrément". Regarde les lumières mon amour, son dernier texte, est le journal de cette activité-là ; ses passages pendant un an, de novembre 2012 à octobre 2013. Objet d’écriture a priori peu désirable mais si naturel pour une écrivaine dont l’engagement littéraire est d’"écrire la vie". Elle n’enquête pas : elle regarde, elle raconte. Tout juste, pour écrire, s’est-elle efforcée "simplement de prêter une attention plus soutenue que d’ordinaire à tous les acteurs de cet espace, employés et clients, ainsi qu’aux stratégies commerciales". Optant pour une "capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères".

Liste de courses à la main, Annie Ernaux assume son statut de cliente, le "mouvement de plaisir" qu’elle éprouve lors de ses visites dans ce lieu hors du temps et de l’espace. Elle ne se tient jamais en surplomb de son sujet, consciente que si elle peut déchiffrer une partie de la vie des clients au contenu de leur caddie, que la dépose des produits sur le tapis roulant des caisses ressemble à un dévoilement intime, lui "demeure invisible l’essentiel, cette évaluation incessante entre le prix des produits et la nécessité de se nourrir à laquelle sont astreints la plupart des gens". Elle consigne, avec cette empathique lucidité qui fait sa signature, les injonctions consommatrices, l’implacable saisonnalité des promotions. Ecrit cette colère devant la répartition outrageusement sexuée qui sévit au rayon jouets, la violence de cet environnement plein de menaces plus ou moins voilées et de coercitions que personne ne discute, ne pas lire les magazines dans le magasin, ne pas consommer sur place, obéir aux ordres des automates qui remplacent peu à peu les caissières. Et, quand elle arrête son journal, l’écrivaine remarque : "Comme chaque fois que je cesse de consigner le présent, j’ai l’impression de me retirer du mouvement du monde, de renoncer non seulement à dire mon époque mais à la voir. Parce que voir pour écrire, c’est voir autrement." "Combien de temps faut-il à une réalité nouvelle pour accéder à la dignité littéraire ?" s’interroge encore celle qui depuis des décennies se voue à cette ambition.

Véronique Rossignol

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